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Claudia von Alemann

En novembre dernier la programmation feminist elsewheres à l’Arsenal de Berlin commémorait le premier séminaire international du film féministe qui s’était tenu 50 ans plus tôt à l’initiative de Helke Sander et Claudia von Alemann qui reste une figure essentielle du mouvement cinématographique féministe en Allemagne. Au sortir de ses études à l’institut du film de Ulm où elle côtoie notamment Alexander Kluge, dans l’effervescence de la fin des années 60, Claudia von Alemann part filmer le très chahuteur festival du film expérimental de Knokke-le-Zoute, participe au mouvement des étudiants à Paris et retrouve les fondateurs du parti des Black Panthers à Alger. Mue par ce désir partagé par d’autres de produire des films de contre-information, elle l’est aussi par celui de se libérer des formes conventionnelles. Tout au long de son œuvre, elle empruntera tour à tour aux différents langages cinématographiques, qu’elle mêlera le plus souvent, depuis les formes expérimentales au documentaire engagé, du film à la première personne à la fiction historique. 

L’histoire du féminisme du XIXe siècle tient une grande place dans son travail d’auteur – elle y consacre un ouvrage et deux films – mais à l’image de Flora Tristan qui pense que l’émancipation de la classe ouvrière passera forcément par la libération des femmes, son cinéma vise aussi au présent le patriarcat et le capitalisme, frontalement dans Ce qui importe est de le transformer en 1972 mais aussi dans Nuits claires et ses films tournés ensuite en Thuringe après la chute du mur. 

Après Nuits claires, ses films réalisés dans sa région natale mettent en jeu sa propre histoire et celle de sa famille, et éclairent les angles morts de l’Histoire allemande. Plus directement biographique, son cinéma nous dit alors qu’il n’est pas possible de parler des autres sans parler de soi, de parler d’Histoire sans engager sa propre histoire. 

Dans Feminist Worldmaking and the Moving Image, catalogue de l’exposition No master territories¹, est reproduit un texte de la cinéaste datant de 1976 qui interroge le terme « collectif », soulignant sa force de pensée, de résistance et d’action. Le collectif constitue sans doute un des arguments de Claudia von Alemann, de son désir de cinéma, de son engagement de cinéaste féministe.  Ainsi, si l’intime est politique, l’expérience commune et la politique de l’amitié, la sororité, dirions-nous aujourd’hui, mise en scène dans Le siècle prochain nous appartiendra et mise en œuvre dans Nuits claires est part de création, comme le montre avec délicatesse son dernier film, consacré à la photographe et amie Abisag Tüllmann.

Catherine Bizern

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¹Conçue par Hila Peleg et Erika Balsom cette exposition était visible en 2023 à la Maison des cultures du monde de Berlin et au Musée d’Art Moderne de Varsovie.

Une grande figure du cinéma féministe : Claudia von Alemann à l’affiche

Dans ses films, Claudia von Alemann aime montrer les paysages, les maisons et les rues comme des espaces de résonance du subconscient. Et il y a toujours aussi une sonorité discrètement insistante, composée de bruits, de voix et de musique nouvelle. Le flux narratif est interrompu par des pauses, des associations surgissent. L’étang vert clair du village, dans son essai autobiographique Wie nächtliche Schatten (1991) [Comme des ombres nocturnes] ou les ruelles escarpées de la Croix-Rousse dans son long-métrage Die Reise nach Lyon (1978/1980) [Le Voyage à Lyon] demeurent, sans le moindre soupçon de kitsch, des expériences cinématographiques exceptionnelles.

Beaucoup de verve pour la cause politique

L’œuvre de Claudia von Alemann ne se résume pas aux impressions. À l’occasion de son 80e anniversaire, une rétrospective de la Deutsche Kinemathek, projetée dans trois cinémas berlinois, présente un grand nombre de ses films et documentaires réalisés sur plus d’un demi-siècle.
Ce cycle au très beau titre Das nächste Jahrhundert wird uns gehören [Le siècle prochain nous appartiendra] comprend aussi quelques-uns de ses films politiques, pleins de verve militante. On y trouve notamment ses longs-métrages sur la question non résolue de l’émancipation féminine, thème auquel Claudia von Alemann s’est consacrée avec ferveur toute sa vie durant et qui en font l’une des plus grandes réalisatrices de cinéma féministe.
Contes, histoires de revenants et images de rêve sont les éléments avec lesquels Claudia von Alemann a composé une forme de narration personnelle – en tant qu’une des premières femmes à la légendaire Hochschule für Gestaltung Ulm, devenue réalisatrice, autrice, productrice et professeure de cinéma.
Une passion précoce pour l’art du happening, pour le mouvement artistique Fluxus, pour l’univers musical gravitant autour de Karlheinz Stockhausen et John Cage à Cologne, où Claudia a grandi, marque profondément son écriture cinématographique, de même que ses études d’histoire de l’art à l’université libre de Berlin. L’obsession de la conceptualisation qu’elle y rencontre la stimule à faire du cinéma et à se porter candidate à Ulm – sans aucune sécurité financière –, où une jolie anecdote veut qu’elle soit descendue du train par une journée de brouillard de l’année 1964, comme un héros de western, cowboy solitaire dans une gare déserte.

Tourner avec Alexander Kluge et Edgar Reitz

Improvisation, perception intense et dramaturgie minimaliste ; tels étaient les sortilèges ulmiens auxquels Alexander Kluge et Edgar Reitz recouraient pour réinventer le cinéma allemand. « Se souvenir en images signifie lever un peu la censure qui s’opère sur les pensées exprimées en mots » écrit Alemann au sujet de son film de fin d’études Fundevogel en 1967 (littéralement « oiseau trouvé », d’après un conte de Grimm traduit « Volé–Trouvé » en français). On y voit les enfants du recteur de l’école Otl Aicher et de son épouse, Inge Aicher-Scholl sœur de Sophie Scholl, jouer dans un bunker en forêt, tandis que le sombre conte de Grimm est lu en voix off. Le site du tournage, un ancien camp de concentration annexe, a été choisi sciemment comme topos du déni d’implication dans le nazisme.
Ce n’est que tardivement que la cinéaste réussit à aborder sa propre histoire familiale dans deux films-essais, dont War einst ein wilder Wassermann (2000) [Ombres de la mémoire, d’après le titre anglais]. Sa mère, alors âgée de 86 ans, s’y dévoile lors de son premier voyage dans sa Thuringe natale et raconte qu’en tant que jeune fille de la noblesse, elle avait été convaincue par Hitler précisément parce que le milieu dont elle était issue méprisait cet arriviste.
Cette forme de refoulement général et omniprésent incite Alemann à la provocation. Elle s’engage dans des actions contre la législation sur l’état d’urgence, filme en 1967 les happenings surréalistes au festival international du cinéma expérimental de Knokke-le-Zoute, par lesquels les jeunes artistes revendiquent un nouvel art de gauche, et, en 1968, elle interroge dans Das ist nur der Anfang – der Kampf geht weiter [Ce n’est qu’un début –continuons le combat] des personnes de tous milieux et horizons, dont Jean-Luc Godard, sur le rôle de l’art dans les combats de rue à Paris.
En 1973, elle met au pilori le travail systématiquement sous-payé et monotone des femmes dans l’industrie métallurgique avec un film tourné clandestinement, intitulé « …es kommt drauf an, sie zu verändern » [« …ce qui importe, c’est de le transformer »]. La même année, lors du Ier Festival International du Film de Femmes qu’elle organise à Berlin en collaboration avec Helke Sander, des réalisatrices du monde entier débattent de leurs misérables chances et conditions de travail.

Se libérer du mari et de l’enfant

Parmi les films que Claudia von Alemann a malgré tout réalisés, le long métrage Die Reise nach Lyon [Le Voyage à Lyon] se détache du lot. Au cœur de cette œuvre clé, une jeune historienne s’affranchit de son mari et de son enfant pour se rendre à Lyon et marcher sur les pas de Flora Tristan, révolutionnaire socialiste et féministe de la première heure. Sur les pentes de la Croix-Rousse, lieu de l’insurrection des canuts de 1831, armée d’un magnétophone, elle tente de suivre les traces du journal de Flora Tristan, d’approcher l’histoire de la ville et sa commentatrice au jugement critique.
Die Frau mit der Kamera (2015) [La femme à la caméra – portrait de la photographe Abisag Tüllmann], un film-hommage affectueux à la photographe et compagne de route Abisag Tüllmann décédée en 1996 à Francfort, dénonce également cette occultation d’un travail féminin exemplaire. Ici aussi, Claudia von Alemann emmène le public sur le terrain, dans les lieux de vie de son amie, où elle traque sa présence dans la mémoire en images et sonorités.

La femme & son œuvre

Claudia von Alemann, née en 1943, fait partie du petit nombre des grandes dames du cinéma féministe et du mouvement d’émancipation des femmes en Allemagne. À l’occasion du 80e anniversaire de la réalisatrice et professeure, la Deutsche Kinemathek lui rend hommage par une rétrospective intitulée « Das nächste Jahrhundert wird uns gehören » [Le siècle prochain nous appartiendra]. À voir jusqu’au 20 mai 2023 dans les cinémas berlinois Zeughauskino, Klick et Bundesplatz-Kino.

Claudia Lenssen
Tagesspiegel, Berlin, le 17 avril 2023

(Traduction : Martine Sgard)