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Franssou Prenant

L’enfance majeure de Franssou Prenant

par Saad Chakali

« Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : 

“N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !” »

(Charles Baudelaire, « Anywhere out of the world », Le Spleen de Paris, 1867-1869)

Franssou Prenant, ses films sont des trajets excentriques, papillons et papillotes. Les spirales d’une existence qui nomadise en ayant pour seuls bagages un trésor d’enfance exotique. Les dépaysements y sont des girandoles dédiées au premier étranger qui est toujours soi-même.

C’est un cinéma louche, on y bigle, souveraine diplopie, avec un œil tirant vers l’atopie (le désir est celui du dehors), un autre vers l’utopie (du possible sinon c’est l’asphyxie). On y multiplie les doubles, on y joue à la schizophrénie en tentant de conjurer l’impossible, l’entropie dont les dévastations partout débordent les lits, Paris et Alger, Damas et Beyrouth, Alep et Conakry. La pitance des images et des sons qui se jouent des tours est le sac à malice d’une cinéaste toujours en partance, étrange étrangère toujours ailleurs, authentique exote.

Le cinéma est une langue étrangère qui a ses terres d’ailleurs, un bord de mer en super-8, un dépays pour fleurs de bitume et faunes interlopes, des enfants et des chats, et puis un ami philosophe pour grappiller dans les détritus de l’Histoire de quoi se faufiler entre ses ruines, hic et nunc et fissa. C’est ainsi que l’on prend fait et cause pour le cinéma de Franssou.

Enfance en Algérie, le premier dépays

Tout a commencé au paradis, avec une enfance algérienne entre 1963 et 1966 parce que les parents de Franssou Prenant ont pris et fait et cause pour l’Algérie nouvelle. La gamine va à la Cinémathèque d’Alger qui vient de s’ouvrir en 1965 et y connaît le choc des films soviétiques. Elle fait sinon les 400 coups avec ses petits copains algérois dans le dédale des ruelles de la casbah.

L’enfance est son démon et son génie, celui du bricolage et des jeux, des joujoux et des utopies, un désœuvrement gai libérant des usages nouveaux, des moyens sans fin en attendant les films. L’enfance est un devenir qui passe à l’intérieur de soi, c’est déjà une schizophrénie. L’enfance est l’émerveillement d’Alice en Algérie, le premier pays de sa carte de géographie – son premier dépays.

Un trépied boiteux et gai pour apprendre à marcher

De retour en France, l’adolescente rencontre le philosophe René Schérer. Il devient un ami pour la vie qui prend soin d’elle lors des grandes journées bariolées de Mai 68. Elle devient l’héroïne du tract libertaire Albertine ou les souvenirs parfumés de Marie-Rose (1972) de Jacques Kébadian, puis entre à l’IDHEC en y faisant ses classes de montage, ouvert à l’expérimentation autogestionnaire.

Un premier film est tourné, une adaptation en pellicule noir et blanc du Masseur noir de Tennessee Williams mais les rushs sont accidentellement détruits. L’enfance de l’art coïncide avec ses ruines, déjà. Le suivant, Paradis perdu (1975), est une ode aux « gazolines » filmées par une émule du Douanier Rousseau. Les copines Marie-France et Hélène Hazéra fichent une pagaille de folie dans la pacotille du sexuel et du colonial, ce cabaret sauvage incluant des numéros de Kébadian et Schérer.

Éros est le premier excentrique et Habibi (1982) renchérit en contemporain de Neige de Juliet Berto. Entre Pigalle et Saint-Lazare, sexe, race et classe font un mélange créole dont la fortune vire au tragique, observés de loin par une mauvaise marraine, la voyante automate d’une fête foraine. Son triptyque offert aux amis « pédés » est boiteux, lui manquera à jamais son premier gai pied, paradis perdu pour de vrai. Marcher c’est claudiquer, un destin de solitude assumée après l’expérience d’Empty Quarter (1985) de Raymond Depardon dont elle est l’actrice et la monteuse contrariée.

Le super-8 pour voir ailleurs si l’on y est

La solitude a besoin d’une lampe pour faire briller son génie, ce sera la pellicule super-8 Kodachrome 40 que Franssou Prenant utilise jusqu’à l’arrêt de sa production par Kodak en 2004. Elle qui est monteuse de formation devient ainsi sa propre opératrice et l’apprentissage sera sauvage.

Elle y trouve une matière raccord avec son hyper-sensibilité, une vitesse et une maniabilité appropriées aux humeurs d’un regard animal, comme aux aguets. La sensation face à ces images est paradoxale : de l’instant pur, des captations à vif plutôt que des captures, choses vues et impressions reçues, des fragments collectés qui relèvent de l’aperçu en convenant à une disposition chiffonnière et vagabonde. L’impression est forte aussi que ces images viennent de loin, qu’elles reviennent d’un temps lointain, plus lointain même que leur datation, des strates qui font des spirales – les tourbillons de l’origine. Le dépaysement est estrangement qu’accentue le différé de la bande-son.

Si Franssou Prenant est schizo, c’est en jouant du hiatus entre le muet (l’image est du côté de l’infans) et le parlant (avec les ambiances raréfiées, la voix au grain inimitable, les écritures pour une littérature de contrebande) et les deux s’accordent en désaccordant les accords à l’unisson.

L’Escale de Guinée (1987) est un film de grande solitude (elle l’a tourné seule pendant six mois, munie d’une petite caméra qui n’enregistre pas le son), une bouteille à la mer ayant réchappé à plus d’un engloutissement (utopies de Mai et feux déjà lointains du grand cinéma moderne). Le poème en prose d’une étrangeté à soi jamais mieux sentie qu’à Conakry où l’on passe sans être cornaqué.

Avec Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999), « je est un autre » est le sésame rimbaldien d’un jeu renouvelé pour autant que l’identité est ce dont il faut se jouer. Franssou Prenant s’en amuse d’emblée en se scindant entre Lunettes et Myope. L’image est duelle en étant l’enjeu des joutes de la pensée qui lutte toujours d’abord contre elle-même. On est à soi-même son propre démon et le génie consiste à faire un jeu d’enfants de la dianoia de Platon. Les histoires sont des bribes entremêlées qui font entendre le « bruit du temps » (Ossip Mandelstam), hic et nunc et fissa. Ce film qui décentre Paris en en faisant la lointaine banlieue de grandes régions africaines est incompris comme on n’a longtemps rien compris à Jean Vigo, aimé comme Godard et Pasolini.

L’ailleurs sauve alors des confinements de l’ici. Sous le ciel lumineux de son pays natal (2001) est un film de l’exil filé dans le tressage des voix de trois Ariane libanaises réchappées des gravats de Beyrouth ravagé. Ponts et balustrades, rigoles et ruelles sont jetés par-dessus les ruines monumentales d’une guerre civile dont les creux accueillent en muet la dévastation du pays aimé, l’Algérie. La flâneuse aime flirter avec les seuils ouvrant dans les plans les plaies béantes du pays abandonné, ce paradis perdu qui vous habite en vous rappelant au destin de votre étrangeté. L’étrangèreté se poursuit avec Reviens et prends moi (2004), triple déclaration d’amour (au poète Constantin Cavafy, à l’amoureux laissé à Alger et à la Syrie). Éros reste un va-nu-pieds excentrique.

Après 2004, le super-8 c’est fini, une blessure faite à la pratique et la sensibilité mais l’archive accumulée et numérisée reviendra ponctuer les films tournés d’abord en DV puis en HD. Le portrait offert à l’ami philosophe, Le Jeu de l’oie du professeur Poilibus (2007), en prend acte. Dans ce film au long cours, l’amitié nourrie pour René Schérer se joue dans la compagnie d’autres amis. Une vie d’hospitalité déployée dans la construction d’espaces de liberté fidèles aux harmoniques affinitaires, à l’attraction passionnée et à la libre association développées par Charles Fourier. Comme un phalanstère blotti dans un coin des Cévennes. Une enfance majeure, risques socratiques compris.

Dans l’intervalle, Franssou Prenant bosse au montage des films des autres parce que les siens qui sont sa vie parallèle ne la font pas manger, ceux de Jacques Kébadian, Abdenour Zahzah et Romain Goupil. Une autre vie parallèle se joue à Alger retrouvé, vie romanesque et durassienne puisque Franssou Prenant est entre-temps devenue l’épouse de l’ambassadeur de Madagascar à Alger.

Un deux trois retours en Algérie, volutes et fumées

Entre 2012 et 2022, Franssou Prenant revient avec un grand triptyque algérien, une lente remontée dans le temps d’avant l’enfance où le bonheur est une île n’émergeant que d’un océan de douleurs.

Avec I’m too sexy for my body, my bo-ody tourné en 2009, le second « Panaf » d’Alger est une fête des corps, une danse qui fait éclater dans Alger la blanche des girandoles africaines. Dionysos est noir en bousculant un puritanisme hérité de l’islamisme. Le mutisme est éloquent (on n’y parle plus de politique anti-impérialiste comme à l’époque de la première édition mythique de 1969) mais la joie demeure malgré tout, malgré l’absence de l’aimé dont la mort est un autre noir – un trou. La parole revient en force dans Bienvenue à Madagascar (2015), un immense fleuve de conversations à vingt voix et plus qui font écumer plus d’un demi-siècle de guerres algériennes dans l’huis des plans montés comme des battements de paupières. Une petite île y est offerte à la jeunesse algéroise, un jardin et son gardien revenu d’une nouvelle de Rachid Mimouni décédé en exil à Paris en 1995.

De la conquête (2022) accomplit un geste de régression historique dont la charge critique est considérable. Le peuple algérien vit, certains vaquant à leurs occupations, d’autres rassemblés pour une fantasia dédiée à l’émir Abdelkader. Les Algériens vivent, ils survivent aussi. Ils ne cessent pas de survivre aux paroles de mort prononcées bien avant leur naissance quand, entre 1830 et 1848, de grands esprits républicains et libéraux appellent à l’enfumade des autochtones, Tocqueville et Hugo.

Un spectre hante la société française, celui du colonialisme. Ses mauvais sorts sont dépaysés par une Ariel d’un autre temps dont l’enfance majeure fait souffler des vents d’ailleurs, hic et nunc et fissa.

S.C.


Saad Chakali
est un collaborateur régulier d’Éclipses et du Rayon Vert, et l’un des deux animateurs du site Des Nouvelles du Front cinématographique. Il est l’auteur de trois ouvrages publiés aux éditions L’Harmattan : Jean-Luc Godard dans la relève des archives du mal en 2017, Humanité restante. Penser l’événement avec la série The Leftovers avec Alexia Roux en 2018 et, en 2021 Masques blancs, peau noire. Les visages de Watchmen de Damon Lindelof.