Pour des histoires féministes du cinéma
Le travail et l’expérience des femmes dans le milieu du cinéma et de la télévision suscitent depuis plusieurs années une attention renouvelée. Celle-ci est loin d’être cantonnée au préau consciencieux des études universitaires : cycles de films et festivals se mettent au pas, le geste de programmation jouant un rôle décisif dans ce véritable processus de réécriture des histoires du cinéma. Projections et rétrospectives sont l’occasion de revoir ou de découvrir des films tournés par des cinéastes femmes longtemps négligées, mais aussi de réfléchir sur les histoires qui nous ont été enseignées et, plus encore, sur les histoires que nous avons envie d’écrire et de transmettre. C’est sous l’angle de l’histoire, ou plutôt des histoires, que j’aimerais revenir sur la 46e édition de Cinéma du Réel. Parce que les histoires que nous racontons comptent, il s’agira ici de spéculer sur ce à quoi pourraient ressembler des histoires du cinéma affublées de cet adjectif encore provocateur qu’est le mot « féministe ». La première rétrospective française consacrée à la cinéaste allemande Claudia von Alemann, ainsi que plusieurs séances spéciales mettant à l’honneur Claudine Bories, Maya Deren, Barbara Hammer et Deborah Stratman, voire même certains films en compétition – le très pertinent Les Mots qu’elles eurent un jour (2024) de Raphaël Pillosio –, se prêtent parfaitement à cet exercice.
Commençons par Claudia von Alemann et le cycle qui lui a été consacré, intitulé « L’intime est politique ». Avec une carrière s’étendant sur cinq décennies, la cinéaste est une figure clé du mouvement cinématographique féministe allemand. Ses films très différents vont des pamphlets militants et des actualités de contre-information (… Ce qui importe, c’est de le transformer, 1972 ; Par leurs propres moyens – Femmes au Vietnam, 1971) aux documentaires produits pour la télévision (Le siècle prochain nous appartiendra, 1987). Certains, comme l’essai vidéo Das Frauenzimmer (1981), assument des formes ouvertement expérimentales. D’autres la font parler à la première personne, comme lorsqu’elle retourne dans sa Thuringe natale après la chute du mur (Novembre, 1992 ; Ombres de la mémoire, 2000). L’une des premières femmes à être diplômée en réalisation du célèbre Institut du film d’Ulm (le berceau du nouveau cinéma allemand), Alemann a documenté l’atmosphère singulière du Festival du film expérimental de Knokke (EXPRMNTL 4 Knokke, 1967) et les débats entre étudiants, ouvriers et cinéastes lors des États généraux du cinéma français en mai-juin 1968 (Ce n’est qu’un début, continuons le combat, 1968). En 1970, elle se rend à Alger, où elle rencontre deux figures clés du Black Panther Party, Kathleen et Eldrige Cleaver (Kathleen et Eldrige Cleaver à Alger, 1970). Trois ans après, en 1973, elle cofonde avec sa consœur Helke Sander le premier séminaire international du film de femmes. Organisé à l’Arsenal Kino de Berlin, cet événement a donné lieu à un certain nombre d’initiatives qui ont effectivement changé le paysage cinématographique de l’Allemagne de l’Ouest. Tournées par la réalisatrice norvégienne Vibeke Løkkeberg, des images de ce premier Frauenfilm-Seminar ont récemment été retrouvées et restaurées.
Comme en témoignent, entre autres, Le Voyage à Lyon (1981), Nuits claires (1988) et Le siècle prochain nous appartiendra (1987), les histoires féministes se trouvent au cœur de l’œuvre de la cinéaste. Entièrement composé de citations de textes de quatre pionnières du premier mouvement des femmes dans l’Allemagne du XIXe siècle, ce dernier s’intéresse à l’histoire du féminisme lui-même (le film est également à l’origine d’une étude co-écrite par Alemann). Si Nuits claires est également explicite de ce point de vue – Alemann invite ses amies Danielle Jaeggi et Paule Baillargeon à analyser la façon dont leurs films rendent compte de leurs rôles de mères, réalisatrices et militantes féministes –, sa première fiction, l’exceptionnel Le Voyage à Lyon, formule les choses de façon plus poétique. Le film se concentre sur Elisabeth (Rebecca Pauly), une jeune historienne allemande qui se rend à Lyon sur les traces de Flora Tristan. Femme de lettres, militante socialiste et pionnière des luttes pour les droits des femmes, Tristan est bien l’une de ces figures réhabilitées par les soins des histoires féministes après avoir été négligée par l’histoire dominante. Dans L’Union Ouvrière (1843), ouvrage autoédité au succès fulgurant, elle affirme que la division patriarcale du travail prive la classe ouvrière de son pouvoir et soutient que l’émancipation de cette dernière passe nécessairement par la libération des femmes. Dans le film d’Alemann, Elisabeth erre dans les rues tranquilles d’une Lyon estivale, équipée d’un magnétophone et du journal posthume de l’écrivaine. Traînant dans des bistrots vides ou déambulant dans des ruelles pavées, Elisabeth semble à la recherche d’elle-même. On comprend qu’elle a quitté son mari et son jeune enfant. Elle semble hantée par la perspective de la domesticité et la possibilité de son propre effacement de l’histoire. La cinématographie de Hille Sagel traduit remarquablement bien la mélancolie du personnage, les plans de Lyon ressemblant à des natures mortes soigneusement composées.
Claudia von Alemann, Le Voyage à Lyon, 1981 © bpk/Abisag Tüllman
Le Voyage à Lyon évoque à la fois les défis et les pièges qui se dissimulent derrière la tâche consistant à écrire l’histoire des femmes. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le Mouvement de libération des femmes a suscité une réflexion sans précédents sur l’absence des femmes dans les récit historiographiques – c’est-à-dire, sur la dévalorisation systématique de leurs expériences et leur insignifiance en tant que sujets collectifs de l’histoire. On est alors rapidement arrivé à la conclusion que les histoires féministes ne pouvaient pas se contenter de simplement corriger les annales, en réintégrant les noms des (grandes) femmes dans l’histoire. La vraie question était celle de l’histoire elle-même. Entre la rareté des sources hantant la chercheuse et le chercheur déterminés à retrouver celles (et ceux) qu’on a condamnées au silence et donc à l’oubli, ou encore le penchant des histoires traditionnelles pour la canonicité, les grands noms et les récits linéaires, les problèmes sont multiples. Comme l’épingle l’artiste et réalisatrice britannique Lis Rhodes dans « L’histoire de qui ? » (un essai publié pour la première fois en 1979, mais qui n’a rien perdu de son actualité), le principal obstacle est celui des logiques et des récits sous-tendant l’écriture de l’histoire. Ceux-ci ont longtemps contribué à faire croire que les femmes avaient globalement été absentes de l’industrie et des pratiques cinématographiques, par exemple. Or, quatre décennies d’études féministes du cinéma nous rappellent que les choses sont infiniment plus complexes. Non créditées, non documentées et si souvent confrontées à des « échecs » les condamnant aux oubliettes de l’histoire (ces « échecs » équivalant parfois à la difficulté à faire produire des films longs et/ou de fiction), les femmes – au passage, des femmes très différentes – ont toujours été là. Cela est particulièrement vrai pour le documentaire, une pratique à l’avant-garde du militantisme féministe, mais encore éclipsée par la fascination que le film de fiction narratif suscite chez les chercheuses et les chercheurs, les critiques et le public (voire une pratique longtemps entachée par la méfiance des critiques féministes envers le réalisme cinématographique auquel elle est associée). « L’histoire », écrit Rhodes, « n’est pas une affaire isolée, une préoccupation de chercheurs, c’est le facteur déterminant qui donne ‘sens’ – ‘non-sens’ – au maintenant. Hier définit aujourd’hui, aujourd’hui demain. Les valeurs que l’on accorde à la vérité changent lorsqu’on adopte différentes perspectives ; la reconnaissance fait scintiller certains moments, tandis qu’autres sombrent dans l’oubli[1] ». Ou encore, comme le remarque Michelle Perrot dans S’engager en historienne, « L’histoire est un regard qui est enraciné dans le présent [2]».
Le Voyage à Lyon (1981), Nuits claires (1988) et Le siècle prochain nous appartiendra (1987) nous rappellent que l’écriture de l’histoire peut et doit assumer différentes formes. De ce point de vue, les histoires féministes du cinéma sont autant le fruit du travail d’universitaires et de programmateurs (sans oublier les archivistes) que de celui des cinéastes et de toutes celles et ceux qui rendent leurs films possibles. Les images en mouvement constituent non seulement des sources, mais aussi un mode potentiel d’écriture de l’histoire. Leur capacité à enregistrer des traces, à documenter le contingent et l’accidentel, ou encore à accorder une consistance à un monde fait de corps, de choses et d’expériences en fait un moyen privilégié, comme en témoignent les deux premiers films de Claudine Bories, Femmes d’Aubervilliers (1977) et Juliette du côté des hommes (1981). Si Bories reste à la production sensible et joyeuse de traces, l’artiste et cinéaste américaine Deborah Stratman s’engage, avec Vever (For Barbara) (2018), dans une (auto)réflexion stimulante sur les enjeux et l’idée même d’historiographie féministe. Son film (projeté, comme ceux de Bories, lors d’une séance spéciale, ici en avant-première à la rétrospective qui lui a été consacré au Jeu de Paume) tisse des liens entre trois générations de cinéastes : Stratman elle-même, Barbara Hammer et Maya Deren. Alors que son état de santé déclinait, Hammer s’est replongée dans ses archives personnelles, invitant quatre cinéastes à travailler avec elle sur du matériel non monté. Le matériel qu’elle propose à Stratman consiste en des séquences tournées lors d’un voyage en moto au Guatemala en 1975.
Deborah Stratman, Vever (for Barbara), 2019 © Pythagoras Film
Face à ce matériel, Stratman décide de convoquer la figure tutélaire de Deren et son célèbre film haïtien non-monté, se penchant ainsi sur deux projets ayant capoté pour des raisons similaires : la perception des risques d’ethnocentrisme. Si Vever n’escamote pas cette question, le croisement de trois générations de femmes cinéastes vient surtout mettre l’accent sur la question de la transmission. L’affection de Hammer pour Deren et son travail est bien connue : elle a trouvé en la cinéaste non seulement un modèle, mais aussi la source de sa conscience de la « sélectivité de l’histoire du cinéma[3]» et de l’importance des pédagogies féministes. Comme le raconte Hammer, la rencontre avec les transcriptions des conférences de Deren « a inspiré [ses] efforts continus pour la reconnaissance et la préservation de [ses] propres films et des films d’autres femmes cinéastes qui autrement seraient perdus à jamais pour l’histoire du cinéma[4] ». De ce point de vue, il est significatif que Stratman ait choisi de ne pas inclure dans Vever les images que Deren tourne en Haïti entre 1947 et 1954 (et qui ont été montées à titre posthume en 1985). Son expérience est évoquée à l’aide de symboles tels que le vever (un dessin symbolique utilisé dans le vaudou haïtien pour invoquer un dieu) ou encore une citation de Divine Horsemen. The Living Gods of Haiti (1953): « J’en suis venue à la conclusion que si l’histoire était écrite par les vaincus plutôt que par les vainqueurs, elle mettrait en lumière les moyens réels, plutôt que théoriques, d’exercer le pouvoir ».
Maya Deren à Haïti, circa 1947
Les histoires féministes du cinéma concernent différentes entreprises. Il s’agit, bien sûr, d’étudier la participation des femmes dans le cinéma, en tant que créatrices, artisanes, médiatrices, sujets, spectatrices, théoriciennes, critiques, etc. Cette tâche est cruciale et n’a rien de simple. Mais les histoires féministes font bien plus que sauver de l’oubli : elles s’interrogent sur les raisons de cet oubli, nous aidant à une compréhension plus globale de l’absence des femmes dans l’histoire. Cette question se trouve au cœur du film-enquête de Raphaël Pillosio, Les Mots qu’elles eurent un jour (2024). Lorsque des prisonnières politiques algériennes détenues en France sont libérées en 1962, le cinéaste Yann Le Masson part à leur rencontre, les interrogeant sur leur expérience politique et leurs espoirs pour l’Algérie indépendante. Longtemps disparues, ces images réapparurent mystérieusement un jour devant la péniche de Le Masson, amputées de leur bande-son. La parole (dérangeante parce que trop libre ?) de ces femmes leur avait été ôtée. Pillosio part à sa recherche.
Raphaël Pillosio, Les Mots qu’elles eurent un jour, 2024 © L’Atelier documentaire
L’enchevêtrement de ces et autres problèmes – l’attrait des récits dominants, le casse-tête de l’auctorialité et du canon, l’ancrage profond des débats eurocentriques, etc. – a contribué à invisibiliser de nombreux aspects de la contribution des femmes au cinéma. À l’heure de l’aplatissement des récits historiques et de la mercantilisation du féminisme, il est plus que jamais urgent d’embrasser la richesse et la complexité des histoires féministes du cinéma. Cela veut dire concevoir de nouveaux récits et penser le féminisme dans ses intersections avec des débats décoloniaux et écologiques vitaux, au-delà des « centrismes » habituels. L’écriture de l’histoire peut être un travail de soin : une façon de réparer, d’attirer l’attention, de prendre conscience. Tout cela sans renoncer à la rigueur, à la méticulosité, à la complexité, à la réflexivité et, surtout, à l’imagination.
[1] Lis Rhodes, « L’histoire de qui ? », Les Saisons. Revue de cinéma, mars 2021 (1979), p. 3 (trad. modifiée).
[2] Michelle Perrot, S’engager en historienne, Paris, CNRS éditions, 2024, p. 62.
[3] Barbara Hammer, “The Artist as Teacher: Problems and Experiments”, The Journal of Education, vol. 66, July 1984, p. 182.
[4] Idem.