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On fera de vous «une classe bien sage»

Par Jérôme Ferrari

Le dimanche 2 décembre, j’ai traversé le 8e arrondissement pour me rendre à Orly. Sur le boulevard Haussmann, il y avait encore quelques barrières de chantier empilées, de grands panneaux de contreplaqués sur les vitrines et je n’ai pas pu retirer de liquide, au désespoir du chauffeur de taxi, parce que les distributeurs automatiques avaient été cassés. Pour un lendemain de guerre civile, c’était quand même assez décevant. Je ne suis pas journaliste mais il me semble que Paris n’offrait qu’une ressemblance assez lointaine avec Beyrouth en 1982 ou Vukovar en 1991 et ne pouvait, avec la meilleure volonté du monde, faire figure de candidat sérieux à l’illustration du chaos. Bien sûr, il y a eu des dégradations et des pillages – de la violence, donc. C’est vrai. Un article paru sur le site du Monde le 12 décembre nous donne d’ailleurs une idée claire du niveau de cette violence. Qu’on en juge :
Mais, en fin d’après-midi, une horde de pilleurs défonce la vitrine de la petite boutique et la pille sous les yeux de voisins terrifiés et de badauds sidérés. Plusieurs d’entre eux filment la scène avec leur smartphone. Une voisine s’interpose, en se faisant passer pour la gérante  :  «  Dégagez. Dégagez. Je suis la propriétaire de la boutique », hurle-t-elle, tout en filmant les pilleurs avec son téléphone. Les derniers pilleurs décampent.

La férocité de la horde qu’une voisine terrifiée mais heureusement armée d’un smartphone suffit à faire décamper donne évidemment le frisson. Cet extrait est assez révélateur de la modération sémantique dont font preuve les médias quand il s’agit de décrire les manifestations – et encore n’ai-je pas cité les éditorialistes des chaînes d’info continue. Pour avoir une idée de leur virtuosité à manier l’hyperbole répugnante, il suffit de consulter le blog de Samuel Gontier qui s’inflige quotidiennement le spectacle des Barbier, Giesbert et Elkrief avec une abnégation confinant à la sainteté.
Peut-être vivons-nous dans une société si apaisée que le moindre débordement, la moindre incivilité nous apparaissent comme insupportables.
Nous serions saisis d’horreur à la vue d’une poubelle en flammes. Notre délicate sensibilité nous ferait voir un émule de Pol-Pot dans chaque pilleur de magasin de souvenirs. Nous n’aurions foi que dans les vertus du dialogue raisonnable et fraternel pour résoudre les conflits politiques. Après tout, nous vivons dans une belle et grande démocratie qui garantit à chacun le droit de s’exprimer sans recourir à la violence.
Cette explication charitable est évidemment fausse, et pas seulement fausse mais odieuse et indécente. Car la violence bien réelle de la police n’émeut pas grand monde sur les plateaux de télévision – je parle ici, je le précise parce qu’il faut bien que les mots signifient de temps en temps quelque chose, de mains arrachées et d’orbites fracturés, pas de la vandalisation d’un distributeur automatique. Pourtant, de très nombreux témoignages et des vidéos attestent de manière incontestable que les bien-nommées forces de l’ordre ont systématiquement eu recours aux matraquages, aux tirs de flash-balls et aux grenades de désencerlement alors même qu’elles ne faisaient face à aucune menace immédiate. Y a-t-il ici matière à sidération ?

C’est ainsi que, depuis des semaines, l’euphémisme répond systématiquement à l’hyperbole dans une dialectique particulièrement abjecte qui n’a pas d’autre but que de justifier a priori la disproportion de la riposte de l’État.
Le message est très clair : votre colère, vos revendications, votre simple velléité de manifester constituent une violence intolérable qui justifie les interpellations préventives. Entre vos mains, des fioles de sérum physiologique, des masques de protection, des pétards dont l’usage est déconseillé aux moins de douze ans deviennent des armes d’une « dangerosité manifeste ». Entre les mains des policiers, le LBD 40 et la grenade GLI-F4 sont des jouets inoffensifs et, bien sûr, éminemment républicains. Si une vieille dame est blessée chez elle par l’explosion d’une lacrymogène et décède le lendemain d’un arrêt cardiaque sur la table d’opération, il ne faut donc pas s’étonner que le procureur de Marseille affirme sans rire qu’il n’y a aucun lien entre les deux événements. Je ne doute pas que dans l’exercice quotidien de son métier, il fasse un usage aussi prudemment sceptique du principe du causalité.
La violence qui vous touche n’est pas une violence, elle n’existe pas, elle n’est rien.
Vous ne comprenez pas qu’on ne veut que votre bien. Vous ne comprenez pas grand-chose, en vérité. Il faut tout vous expliquer, faire preuve de pédagogie, comme avec les enfants parce que vous êtes des enfants. Mais vous prenez tout mal. Quand le président dit qu’en traversant la rue, il vous trouve du travail, c’est juste une maladresse, ou c’est trop subtil pour vous, peu importe que, par contraposée, cette phrase signifie exactement : si vous ne trouvez pas de travail, c’est que vous ne vous êtes même pas donné la peine de traverser la rue, que vous êtes donc des branleurs, des feignasses incapables de faire des efforts pour vous en sortir. Et si vous êtes rétifs à la pédagogie, on vous punira, comme on punit les enfants, c’està-dire, s’y j’ai bien compris, en vous faisant vous agenouiller en ligne face à un mur, les mains derrière la tête et en filmant votre humiliation. On fera de vous « une classe bien sage ». Et puis ça vous fera un souvenir, ainsi que le remarque avec une admirable humanité celle qui fut jadis la candidate de gauche à l’élection présidentielle. Je crains de m’être un peu trop laissé aller à des considérations morales. Il faudrait peut-être conclure sur un plan strictement pragmatique. Après tout, ces pratiques peuvent être à la fois ignobles et efficaces. Le policier qui compare les lycéens de Mantes à « une classe bien sage », réflexion qui sonne à mes oreilles d’enseignant laxiste et paranoïaque comme un reproche ironique, a tout à fait raison : en employant ses méthodes, nous n’aurions jamais affaire qu’à des classes bien sages. Si on pouvait taser les retardataires et les bavards, gazer les plagiaires, ramener les insolents à la raison à coups de flash-balls ou, tant qu’à faire, exécuter pour l’exemple les élèves perturbateurs, nous ferions tous cours dans un silence de cathédrale.

Hélas, la peur n’est pas la paix, la contrainte n’est pas l’autorité, la force n’est pas la justice, l’avilissement n’est pas la sanction. En ayant systématiquement recours à la peur, la contrainte, la force et l’avilissement, le gouvernement ne se montre pas seulement ignoble mais inefficace parce qu’il ne produira que de la haine. Que cette haine soit ou non justifiée est hors de propos : elle est seulement un effet nécessaire de la façon dont le gouvernement conçoit le dialogue social et le maintien de l’ordre.
J’ai un peu honte d’avoir à formuler une conclusion d’une trivialité si consternante. Il n’est évidemment pas difficile de comprendre que si l’on me matraque en me traitant d’imbécile et en affirmant par-dessus le marché que c’est de ma faute, on ne doit pas s’attendre à ce que je m’en trouve tout pétri d’amour et de gratitude. Il faut croire que nos gouvernants ont développé une forme d’intelligence supérieure qui les rend insensibles aux charmes de l’évidence. Voilà qui, je l’avoue, me sidère davantage qu’une vitrine défoncée.

Jérôme Ferrari est écrivain, Prix Goncourt 2012. Avant d’être publié sur Mediapart, ce texte a été lu par le réalisateur Thierry de Peretti, jeudi 13 décembre, dans le cadre d’une soirée (Vertigo – Contre la dérive autoritaire) à la Bourse du travail.