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Mosco, à hauteur d’homme

Par Thierry Garel

Quand Mosco (1) est venu me voir en 1987, aux débuts de La Sept, pour me parler de son projet des Mémoires d’ex, je ne connaissais pas encore le film qui l’avait propulsé avec éclat dans le monde des documentaristes, Des « terroristes » à la retraite, consacré au groupe Manouchian, les fusillés de l’Affiche Rouge. Il avait subi un véritable anathème pour avoir adopté la thèse de la veuve de Manouchian qui pensait qu’en 1943 le Parti Communiste, sentant venir la fin de la guerre, avait comme lâché ce petit groupe des FTP Main d’Œuvre Immigrée qui avait assuré le sale boulot des exécutions et des hold-ups. Privé de visa, le film fut même un temps interdit d’antenne avant d’être diffusé, suivi d’un débat d’historiens. Avec Mémoires d’ex, Mosco y répondait à sa manière en faisant raconter un demi-siècle de l’histoire du PCF par ses exclus, comment les exclueurs devenaient les prochains exclus et, plus largement, comment une idéologie institutionnelle prévaut toujours sur les hommes qui l’incarnent. L’émission suscita elle aussi de violentes polémiques et je n’oublierai pas sa mémorable projection en avant-première dans la grande salle de 800 places de l’Empire, avenue de Wagram, bondée.

Il ira encore plus loin avec Ni travail, ni famille, ni patrie, pour mettre à l’honneur les hommes et les femmes qui ont fait l’Histoire, en demandant aux survivants de la 35e Brigade des FTP MOI de Toulouse de raconter in situ les épisodes de leurs actions, un mode de mise en scène qui décidément fera date. Ces vieux monsieurs et vieilles dames dans les rues de Toulouse en train de rejouer des scènes d’attentat contre les allemands, sont des moments inoubliables. Mosco construit toujours ses films à partir d’un matériau recueilli, comme disait Léon Zitrone, « de la bouche du cheval » – quitte, si le cheval parle italien, à se mettre à apprendre l’italien, comme il le fit pour approcher quatre des membres du commando des Brigades Rouges qui enlevèrent, séquestrèrent et exécutèrent Aldo Moro ; pour leur adresser des lettres dans la prison où ils purgeaient une semi-liberté, puis lentement établir une confiance réciproque jusqu’à les amener à témoigner.

« L’histoire de la gauche communiste, écrit-il, a ses zones de lumière, la Résistance, et ses zone d’ombre, la répression de masse, la dictature, le terrorisme. En homme de gauche, notre devoir est d’assumer les deux ». Mosco a entrepris ainsi depuis quinze ans de sonder les plaies encore ouvertes de l’Italie d’abord les Brigades Rouges et l’engrenage « léniniste » qui leur a fait franchir la ligne de l’éthique individuelle, puis les réalités mafieuses « glorifiées » dans nombre de films de fiction qui prétendent les dénoncer. Deux histoires que le cinéaste italien Marco Bellocchio a lui-même abordé dans ses films Buongiorno, Notte et l’année passée Il traditore.

Parce que son ami Fabrizio Calvi, expert en la matière, lui disait que raconter l’histoire de la mafia sicilienne avec des témoignages de journalistes et d’historiens « c’est comme danser le tango avec sa sœur », Mosco se met en tête d’essayer de se rapprocher du cœur du cratère et d’avoir accès à des repentis de Cosa Nostra sous protection judiciaire. En trappeur invétéré dont la longue patience n’a d’égale que la détermination, Mosco passe des années d’approche pour les convaincre. Puis, comme à l’accoutumée, leur consacre de nombreux jours d’entretiens filmés. Jusqu’à obtenir le récit détaillé du lieutenant de Toto Riina qui a appuyé sur le détonateur de la bombe qui fit exploser la voiture du juge Falcone et le tua ainsi que son épouse. Ou, mieux encore, les sidérantes et bouleversantes confessions d’un sicaire soumis à l’absolue obéissance réclamée par le parrain, contraint d’exécuter sur ordre, l’un après l’autre, deux de ses oncles. Nombre de ses films contribuent ainsi à la démolition des mythes qui ont façonné notre XXe siècle. Mosco ne s’en laisse pas compter avec les structures, « Parti », « organisations révolutionnaires », ou « coupole », pas plus qu’avec les consignes idéologiques, les lois internes ou les lois du milieu. Il choisit de mettre au premier plan et en lumière – à hauteur d’homme et sans jamais les surplomber – quelques personnages qui éclairent autrement les grandes batailles idéologiques de notre temps. Comme tout documentariste, Mosco est un peintre du paysage humain. Mais plus encore que par la dimension sociale ou politique, il est avant tout passionné par les paysages moraux, habité par une curiosité insatiable de ce qui fait marcher les hommes, la pureté de leurs engagements comme la noirceur de leurs turpitudes. Que font les hommes confrontés aux situations extrêmes ? Comment franchit-on la ligne de la loi et au nom de quelles valeurs ? Comment vit-on avec la charge de ses actions passées ou des blessures subies ? Peut-être cherche-t-il ainsi à se représenter lui-même ce qu’il aurait ressenti, ce qu’il aurait fait ou pas fait, s’il avait été un de ses personnages…

Cette exigence pour Mosco d’être toujours « de première main » caractérise toute son œuvre ; ce qui compte pour lui, c’est ce que ses protagonistes lui ont raconté ou confié ; ce qu’il a vu, ce dont il a été le témoin direct, comme dans ses enquêtes de police filmées à l’épaule avec un regard vif et limpide, où il inscrit ses pas dans ceux d’un officier de police à Abidjan, Philadelphie ou Roubaix. Dans tout son travail, Mosco fait toujours preuve d’une « amicalité » singulière, que ce soit avec un gardien de cimetière, un policier chargé des « cold cases », un procureur sicilien. Il développe même parfois de véritables amitiés comme avec Prospero Gallinari, le geôlier d’Aldo Moro. C’est sa désarmante gentillesse en même temps qu’un très authentique intérêt porté à ce qui fait le quotidien de chacun qui lui ouvrent les portes réputées les mieux fermées.

Mosco est aussi un artisan méticuleux, amoureux de l’ouvrage bien fait, qui a choisi de travailler le plus souvent seul, transportant dans son sac à dos son équipement et sa caméra, travaillant sans relâche le montage de ses films pendant des mois jusqu’au moindre détail. Un sous-titre à corriger, un plan à réétalonner, une voix à remixer l’empêchent de dormir. « Je travaille comme une mule, in the dark, with doubt and stubbornness ». C’est un perfectionniste et un polisseur d’optiques qui compte avant tout sur ses propres forces, même s’il n’hésite pas à chercher le conseil des meilleurs professionnels aux moments cruciaux de son ouvrage. Un amateur de musique classique, avec une oreille fine, attentif à la prosodie et à la diction des voix tout autant qu’au rythme du film, à sa respiration profonde. Un sapeur toujours en train de creuser son tunnel dans l’espoir de voir enfin la lumière…

Ce qui fait de Mosco un auteur unique ce n’est pas l’énonciation d’un « point de vue de l’auteur » auquel il a constamment cherché à échapper, tout comme au discours des spécialistes. C’est cet art de la mise en scène  ; la reconstruction chronologique de la sanguinaire ascension du parrain des parrains sicilien ; l’enquête d’un policier suivie pas à pas jusqu’à l’arrestation du coupable ; la remontée du cours de la brève existence d’une jeune prostituée bulgare assassinée dans le Bois de Boulogne ; ou, comme pour le coup de force des Brigades Rouges, la vertigineuse double hélice de la temporalité des années d’engagement des membres du commando depuis leur adolescence, tressée avec celle du récit au jour le jour de leur séquestration de Moro.

« Mais je ne veux pas être grand, répondit-il un jour à Francois Ekchajzer, je souhaite rester petit. C’est de là qu’on voit, et qu’on sent le mieux ». C’est pourtant bien la richesse des tragiques rebondissements du quotidien policier que Mosco a su capter dans Roubaix, commissariat central, qui a amené Arnaud Desplechin à entreprendre le remake fictionnel de ce documentaire. On dit souvent d’un film à Hollywood qu’il est « based on a true story ». Roubaix, une lumière est, lui, « based on a true documentary », ses personnages, ses dialogues que des acteurs interprètent au mot près, et la continuité dramatique de ses séquences. « C’est la nature de son désespoir qui détermine un être avant tout » écrivait Georg Simmel. Le trajet de vie de Mosco, juif d’origine bulgare, orphelin de père et émigré en France avant l’adolescence après un bref passage en Israël, cache une secrète blessure, un tort que ses films cherchent encore et toujours à réparer en sondant le prix du sang versé pour une cause, pour le crime, être hors-la-loi. Pourtant, en marge de ces tragiques investigations et récits, Mosco poursuit aussi depuis plusieurs années… une collection des meilleures blagues racontées par des personnes de toutes origines ! « Car les blagues, mine de rien, sont aussi une arme de résistance et une école de vie. Elles enseignent l’irrévérence, le rire, l’autodérision au détriment de la lamentation ».

Toute ma vie, je me suis consacré à la défense et la promotion des auteurs singuliers – « I chose to serve the rhino » comme disait le regretté George Steiner. Mosco est un de ceux-là, un vrai artiste dont l’œuvre perdurera. Échanger inlassablement avec lui tout au long de son travail de réalisation a constitué une de mes plus riches expériences professionnelles. Et puis je me suis autorisé, une fois retiré de ma position de responsable de programme, à ce qu’il devienne mon ami. Mais cela est une autre histoire et « ce dont on ne peut parler, il faut le taire… »

(1) signant longtemps ses films de son seul prénom, Mosco, il aura mis quelques années à rétablir l’intégralité de son patronyme, Mosco Levi Boucault – francisation de «Bucco» qui veut simplement dire en ladino «l’aîné»

Thierry Garrel a travaillé quarante ans pour la télévision publique et fut directeur des documentaires de La Sept et d’Arte France de 1987 à 2008. Il vit aujourd’hui entre Paris et Vancouver, travaille désormais comme « consultant bénévole des bonnes causes documentaires » et anime de par le monde des ateliers à destination des jeunes professionnels.