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Cahiers du Réel #5 - Olivier Zabat

Moins par moins

Par Philippe De Jonckheere

JE DÉTESTE LE CINÉMA. Je n’aime vraiment pas ça. J’ai tant de choses à reprocher au cinéma, principalement dans le champ politique ― et nettement moins dans l’angle esthétique. Comme on se moque pas mal de mes petites convictions toutes personnelles et de mes petites théories, également toutes personnelles, je vais tenter d’être synthétique, concis et bref.

Je tiens surtout grief au cinéma de beaucoup miser sur la stupéfaction du public, notamment dans son emploi d’une machinerie lourde et efficace, les images ― 24 par secondes tout de même ! vous parlez d’un assaut ―, projetées dans des dimensions qui défient l’entendement ― aucun peintre abstrait, si notoire ou connue serait-elle, dans toute l’histoire de l’art, n’a recours à de tels formats¹ ―, voilà pour l’aveuglement, et le son, des enceintes partout dans la salle jusque derrière le public ― les fameux arrières ―, bref, le public est cerné, aveuglé et abasourdi, il n’a plus qu’à se rendre. Et c’est d’autant plus fâcheux que le cinéma, dans son versant majoritaire, pour ne pas dire hégémonique, de la fiction est singulièrement de droite ― sur une route hivernale des Cévennes, j’ai une fois entendu Susan Sarandon expliquer sur France Culture que le cinéma hollywoodien était très politique et, devant l’incrédulité de son intervieweuse, de lâcher : « ben oui, réveillez-vous, le cinéma hollywoodien est politique, il est de droite ! » ― et il s’emploie, le cinéma, comme aucun medium, comme aucune propagande, à glorifier les guerres ― se pourrait-il que le cinéma, en mettant bout-à-bout tous ses films de guerre, ait tué plus de soldats-figurants que les guerres, dont il s’inspire, elles-mêmes ? ―, à réécrire l’histoire ― soi-disant à des fins pédagogiques, surtout simplistes, dès lors coupables² ―, et, surtout, à redorer le blason de la police ― aucune autre profession n’a eu, consacrés à sa gloire et à son avantage, autant d’hectomètres de pellicule, imaginez un monde dans lequel les professions mises en avant par la fiction d’Hollywood, et d’ailleurs, seraient celles issues du monde ouvrier, celle des petites gens ― des Vies minuscules ―, de toutes ces personnes à la fois invisibles et indispensables à notre vie collective³, est-ce qu’un tel monde ne serait pas plus équitable ? et surtout plus vivable ? fin de la parenthèse.

Naturellement je concède au cinéma documentaire de tenter, par tous les moyens, pas du tout aussi puissants les moyens ― en tout cas, pas industriels comme ceux des grandes usines à fiction ―, d’échapper à une telle hégémonie, mais, je préfère le dire, je reste et demeure méfiant. Entièrement sur mes gardes.

Et puis, de temps en temps, il se passe ceci. Ou cela.

Ceci ce serait la séquence suivante d’Arguments d’Olivier Zabat, plongée vertigineuse dans le monde de celles et ceux qui entendent des voix, comme on dit. Un homme, Chris, dont on a vu et entendu, quelques séquences en amont, qu’il milite contre toutes les formes de ségrégation et d’ostracisation en donnant des conférences dans lesquelles il ne s’épargne guère pour y donner corps, alcoolique repenti, il dit vivre aussi dans la compagnie de voix, certaines pas excessivement bienveillantes avec lui et dont il doit se protéger du harcèlement constant : un Mensch, un vrai.

(Ici, pour la clarté de ce qui suit, je dois confesser que ces personnes que l’on qualifie d’entendeuses de voix, je n’y crois pas du tout. Mais alors pas du tout).

Mais cet homme, Chris, a pour lui une sincérité désarmante qui semble faire son chemin dans les esprits des quelques personnes, notamment racisées, qui assistent à sa conférence, leur langage corporel clairement du côté de la défiance dans un premier temps, puis quelques dos se redressent dans leur chaise, le public de cette conférence comprend avec nous, le public du film, que ce Chris parle bien depuis la rive de la singularité, d’une singularité peu enviable et souvent provocatrice de méfiance, ma garde à moi s’abaisse imperceptiblement, je me redresse aussi dans mon strapontin.

Chris rentre chez lui, il vit apparemment seul, mais il est assez loquace et on peut logiquement se demander à qui il peut bien parler de la sorte. À Nina, sa petite chatte affectueuse ? à lui-même ? il faudrait être plus précis et c’est justement ce qu’Olivier Zabat va s’employer à faire. Et d’une manière qui me laisse encore pantois, je viens de re-revoir cette séquence et je n’en perce toujours pas entièrement le mystère.

Ce n’est pas au chat que Chris parle, ce n’est pas non plus à lui-même, il répond et parle à qui lui parle justement, apparemment toute une cohorte de voix, et qui toutes parlent en même temps, à tort et à travers finalement, toutes ont quelque chose à dire, mais une telle cacophonie ne rend pas l’échange facile ni même possible, d’ailleurs Chris s’en ouvre auprès de ces voix ― ses voix ―, « ne parlez pas toutes en même temps, sinon je ne peux pas vous comprendre, ce n’est que bruit ».

Vous vous imaginez, vous ? filmer une telle scène ? Et d’ailleurs comment vous y prendriez-vous ? Un plan de face ? mais alors on peut mettre en doute que la personne parle à des voix, n’est-ce pas plutôt à elle-même qu’elle feint alors de parler ?⁴ De profil ? un peu scabreux non ? De dos ? c’est encore plus problématique et ennuyeux non ? on ne voit pas la bouche de celui qui parle or il parle, c’est sa voix, la sienne, voix qui parle à d’autres voix et dont nous nous n’entendons pas le son : en cela nous sommes comme devant une personne qui est engagée dans une conversation téléphonique avec une autre personne, on n’entend, finalement, que la moitié de la conversation, bord depuis lequel on tente d’imaginer, pas toujours sans mal, les tenants et les aboutissants, mais il nous manque résolument un bout de la conversation.

Ce qu’Olivier Zabat finit par produire défie l’entendement. Il crée une danse des voix en trois plans, trois points de vue, qui se succèdent, Chris de trois quarts contre-plongée, on pourrait croire qu’il se parle à lui-même, Chris de trois-quarts arrière, derrière lui, une immense mappe-monde, se pourrait-il qu’il parle à la Terre entière, et, plus préoccupant encore, que la Terre entière lui parle ? et, dernièrement, Chris se reflétant dans la baie vitrée de son appartement laquelle donne sur la nuit qui tombe sur une périphérie urbaine scintillante, la mise au point ― c’est important, c’est toujours important la mise au point ―, étant faite sur le reflet de Chris, c’est-à-dire à mi-chemin, exactement, entre la vitre en elle-même et l’infini, la ville. Existent alors, dans cette chorégraphie de montage, trois points de vue, le notre, celui du public, celui de Chris et, in fine, le point de vue des voix et c’est par ce miracle d’un point de vue tiers que les voix de Chris adviennent, qu’elles existent et que non, Chris n’est pas fou, il ne se parle pas à lui-même, mais bien plutôt à ses voix, lesquelles acquièrent, j’en suis encore tout ébaubi, une réalité, une réalité documentaire, et, oui, une réalité cinématographique.

Je disais plus haut que j’entretenais un rapport immédiat de méfiance vis-à-vis du cinéma ou encore que je ne croyais pas du tout à ces histoires d’entendeurs et d’écouteuses de voix. Or, je ne sais pas quel miracle, je soupçonne la maestria d’Olivier Zabat ― et même ses bonds de félin pour passer d’un point de vue à l’autre pendant ce dialogue de Chris, souplesse qui n’est pas nécessairement une affaire de montage ici, d’autant que quelques variations de cadrage laissent effectivement à penser qu’Olivier Zabat ait eu cette virtuosité de passer d’un plan à l’autre et de revenir à chacun dans une boucle qui a dû être un moment très intense de tournage ―, quel miracle donc, a permis cet effet de moins par moins donne plus ?

Parce que les voix désormais, j’y crois. Et il serait largement temps, quand on sait combien de mes tout proches ― une véritable malédiction familiale ― en entendent et qu’il serait donc effectivement temps que je donne un peu corps à ce qui les harcèle tant et que par là j’entende leur douleur, passée et présente. Sans compter qu’une certaine jeune psychologue de ma connaissance a écrit dans son mémoire ― dont, vieux père, j’assurais la correction orthographique ― de fin d’étude, à propos d’une patiente poursuivie par des voix qui lui enjoignaient de ne prendre d’emploi qui serait plus rémunéré que celui des voix elle-mêmes : « les voix seraient donc payées », avait donc conclu, docte et ironique, la jeune psychologue en devenir ― sourire du vieux père correcteur, fier.

Et qui assure la correction orthographique du vieux père quand il écrit ?

Ce qu’Oliver Zabat filme alors, en donnant un corps invisible, mais corps tout de même, à ces voix, c’est rien moins que la négociation entre Chris et ses voix, ce qu’il concède à certaines d’entre elles, pour qu’en retour elles accordent à Chris un peu de cette paix nécessaire à lui pour poursuivre le cours de son existence, ses conférences et ses sorties, un peu comme nous faisons, nous, toutes et tous, avec nos propres démons finalement, nos surmoi, nos injonctions contradictoires, nos atavismes, bref le petit cortège habituel, pour aller de l’avant, pour aller notre voie. Parce que oui, nous ferions bien justement de nous interroger au sujet de nos propres voix.

En fait ce que je n’aime dans le cinéma, c’est cet effet de voix indésirables, ses injonctions ― surtout celles du rachat moral de la police ― dextrogènes, mais que le cinéma, documentaire en l’occurence, m’offre en revanche ce très habile retournement de plateau, de point de vue, de miroir ― un truc auquel je ne croyais pas, les voix, et devoir négocier avec elles, et qui finit par, littéralement, exister devant mes yeux, devant mes oreilles ―, et alors je suis émerveillé et une petite voix, amie, me chuchote : « est-ce qu’au contraire tu n’aimerais pas un peu ça le cinéma ? »

Oui. En tout cas celui d’Olivier Zabat ― pour le miracle de cette séquence, me faire entendre une voix, la mienne, une des miennes, et pour l’ensemble de son œuvre, qui bien souvent filme et donne voix au chapitre aux déserteurs, aux opprimées et aux neuro-divergents ―, oui, inconditionnellement.


  1. N’importe quel navet est projeté sur un écran dont les dimensions excèdent presque toujours celle d’une toile de Jackson Pollock.
  2. Grâce à combien de Liste de Schindler, parvient-on à ne tellement plus savoir de quoi il retourne en matière de Destruction des Juifs d’Europe qu’un Zemmour peut ensuite nous asséner que le bon Maréchal Pétain s’employait à sauver les Juifs de France ? Et que cela passe crème en justice ?
  3. Je rêve d’un film à propos du confinement qui serait filmé depuis la bicyclette d’un livreur
  4. Et c’est alors au public qu’elle parle vraiment, dans un effet spectaculaire désastreux.
Philippe De Jonckheere

1944, mon père voit passer des V1 dans le ciel.
1951, Robert Frank prend une petite fille, ma mère, en photo à Paris
Né en 1964.
Entrée en 1986 à L’ENSAD. Ennui.
1988, bourse d’études à SAIC (Chicago), profs sont Barbara Crane, Joyce Neimanas, Ken Josephson… Fin de l’ennui.
En 1990, assistant de Robert Heineken, des miracles tous les jours.
1995, Mai de la Photo à Reims, exposition censurée. Ennuis.
En 1998, retour en France, plus de photographie, essaye d’écrire. Pas doué.
1999 : Naissance de Madeleine.
En 1999, achète un ordi, apprends à m’en servir en apprenant à écrire, et inversement.
En 2000, construis un site, Désordre.net. Naissance de Nathan.
Rémi né le 9 avril 2004, Nathan enfin diagnostiqué autiste et mon père opéré du cœur, les trois le même jour.
2012 : “Robert Frank, dans les lignes de sa main”
2013 : Rien.
2014 : Rien.
2015 : Rien, me trompe de restaurant le 13 novembre, sinon…
2016 : Rien.
2017 : “Une fuite en Égypte”
2018 : “Raffut”
2021 : “Le Rapport sexuel n’existe plus”
2022 : “Je ne me souviens plus”
2023 : “Un café allongé à dormir debout”
2024 : “Les Peigne-culs”
2027-2064 : apprends la contrebasse et rejoins la ZAD de la Cèze
2064 : Suicide. Réussi.