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«Les femmes se sont emparées de la vidéo»

Par Carole Roussopoulos

« Ce jour-là, Genet et Paul Roussopoulos déjeunaient ensemble. […] Jean Genet a commencé à me parler d’une machine révolutionnaire qui venait de sortir : la vidéo légère. Et il me dit aussi cette phrase géniale : « dorénavant vous serez une femme libre ! ». A la fin de notre couscous, on est allés tous les trois, avec mon chèque de licenciement, acheter le deuxième portable vendu en France (après celui de Godard)…

Mon principe a toujours été de donner la parole aux gens qu’on n’entend pas, qu’on ne voit jamais. Hors de toute démagogie, ce sont les gens qui font l’histoire, qui font changer les idées, que ce soit sur les soins palliatifs, sur les personnes âgées ou autre. […]

La vidéo était vraiment l’outil idéal pour donner la parole, par rapport au cinéma qui est lourd et techniquement compliqué. Et puis dans la vidéo il est question d’identification : j’aime beaucoup lire, et pour moi l’écriture c’est la précision, tandis que la vidéo, si on est sincère dans son propre travail, c’est l’identification. Personne ne m’a jamais dit que quelqu’un ment dans mes films, parce que ça se voit, comme on voit bien que tous les responsables, politiques, syndicalistes ou autre, tous ceux qui abusent de leur parole, ils nous mènent en bateau. […]

Ce que j’aimais dans la vidéo, c’était aussi qu’il n’y avait pas de pression, et la cassette ne coûtait pas cher. J’assimile plus mon travail à des tractsvidéo, des petits cris, de petites alertes, et c’est aussi pour cette raison que la bande n’a pas besoin d’être très longue, parce que je n’ai jamais eu la prétention de résoudre un problème, ou d’achever une analyse. C’est un cri, et après les gens pensent ce qu’il veulent. J’aime beaucoup ce côté très modeste de la vidéo. Parmi les gens de ma génération qui ont commencé à faire de la vidéo, il y en a beaucoup qui ont commencé à travailler pour le plus grand nombre, pour la télévision, car ils étaient insatisfaits d’avoir un public forcément restreint. Godard dit très simplement qu’il fait ses films pour 200 personnes, et que c’est à eux qu’il s’adresse. Je pense que le piège aujourd’hui est ce besoin
d’atteindre le plus grand nombre.

[…] Dans cette première génération de vidéastes il y avait énormément de femmes, qui avaient souvent un rôle central, y compris dans la réalisation. Pour moi, les femmes se sont emparées de la vidéo parce qu’il n’y avait pas eu d’école où on l’enseignait, ni de profs, ni de références ; de plus, la vidéo devenaient possibles aussi financièrement, et cela correspondait à un besoin d’autonomie des femmes. C’était très séduisant de toucher à tout, c’est pour ça que j’ai toujours eu un banc montage et une caméra (à part dans les années 80) et encore aujourd’hui j’aime faire tout ici et passer un jour en studio pour des petites choses. Avec la vidéo, on a pu garder un côté artisanal, ce que j’aime beaucoup chez Godard, qui fait tout lui-même.

[…] Notre lien avec Genet, c’était surtout les Black Panthers et les Palestiniens, les deux luttes qu’il soutenait dans ses dernières années, et qui faisaient partie des nombreuses luttes dans lesquelles Paul et moi étions engagés. Dès qu’on a eu la caméra, après avoir fait ensemble des essais en filmant des chats dans la rue, Genet nous a demandé de partir avec Mahmoud Al Hamchari (le premier représentant de l’OLP à Paris) pour aller filmer ce qui se passait dans les camps palestiniens. A un moment donné, on apprend par Mahmoud que les Palestiniens étaient bombardés au napalm par le roi Hussein de Jordanie, après une tentative de prise du pouvoir des Palestiniens à Amman. C’est là que j’ai vu des gens bombardés avec le napalm, et nous avons voulu le dénoncer. Peu de temps après, on a été contactés par Bill Stevens, un garçon noir new-yorkais qui était en contact avec les Panthères et à qui Eldridge Cleaver, réfugié avec les Panthères à Alger, avait demandé de nous contacter pour lui apprendre à travailler avec la vidéo. Car il avait piqué un portable comme le nôtre à un journaliste qui était venu l’interviewer, mais il ne savait pas l’utiliser. Nous avons payé nos billets d’avion (parce que nous ne voulions être à la botte d’aucun parti ou groupe) et sommes partis pour Alger avec ma fille Alexandra. On est restés un mois, et tous les dimanches on donnait des cours à tous les mouvements de libération : les angolais, les chinois etc. C’est-à-dire qu’on leur apprenait à ne plus dépendre des journalistes qui les caricaturaient. Au MLF, on avait très vite compris que les hommes racontaient ce qu’ils voulaient sur nous, qu’on était des « mal baisées », « moches » etc. Plus tard, les Black Panthers ont fait un très beau film au Congo, d’où ils venaient, avec nos machines. Chris Marker a monté le film, et c’est avec nous qu’il a appris la vidéo : quand il est arrivé à postsynchroniser des militaires qui marchaient au pas il était épaté. Le montage était vraiment un problème terrible au début, mais à l’époque nous avions déjà un IVC 1pouce, ce qu’on pouvait commencer à appeler un banc montage. Malheureusement, j’ai rendu mes masters aux Panthers quand ils ont quitté Paris, et ça a été une grave erreur : toutes les vidéos que nous avons fait ensemble ont été perdues, comme celles faites avec les Palestiniens (dont il ne reste que Munich et L’enterrement de Mahmoud Al Hamchari). Ensuite, les contacts allaient très vite, parce qu’il n’y avait pratiquement pas de machines et les gens nous appelaient pour voir ce que c’était que la vidéo. Et c’était très intéressant de donner notre petite contribution aux luttes qui nous intéressaient et qui nous plaisaient. Mais c’était aussi dur, parce qu’il y avait beaucoup de morts.

[…] J’avais besoin d’argent, et j’ai commencé à donner des stages d’introduction à la vidéo, chaque week-end, à six femmes. Un jour, se présentent deux femmes : Ioana Wieder, et Delphine Seyrig que je ne connaissais pas du tout. Je pense qu’on a établi des relations différentes des filles extasiées par elle justement parce que je n’étais pas du tout intimidée par elle. Elle a été une de mes grandes copines, mais sur une base de révolte et de travail.

[…] On devait assurer les diffusions nous-mêmes, parce qu’il n’y avait pas de magnétoscopes ni dans les facs ni dans les écoles d’infirmières ni dans les groupes. Et on assistait aussi aux débats, mais tout ça c’était trop lourd et nous avons créé avec les autres groupes un collectif de distribution, « Mon œil » : c’était un couple, Marcque et Marcel Moiroud, qui assuraient les diffusions. Pendant un an ou deux, nous avions fait aussi des diffusions sur les marchés, avec Brigitte Fontaine qui chantait et Julie Dassin qui jouait de l’accordéon, en demandant à un commerçant sa prise électrique et en branchant un téléviseur, encadré en noir, dans le coffre de la voiture. Puis on passait avec notre chapeau et on allait bouffer au bistrot. On s’est beaucoup marrées à trouver des idées originales de diffusion comme celle-ci. L’Entrepôt à Paris a été la première salle « équipée », car il n’y avait pas encore de vidéoprojecteur : on avait loué neuf téléviseurs qu’on avait mis à la place de quelques sièges, et on a diffusé Maso et Miso pendant presque un mois. Le directeur de cabinet de Françoise Giroud est venu nous voir en nous proposant une aide si on retirait le film, ce que Delphine et moi avions très mal pris, en lui disant qu’on continuerait à montrer le film 15 jours de plus. D’ailleurs, l’émission qu’on avait utilisé pour notre bande a disparu des archives de l’INA, et c’est la seule émission de Bernard Pivot qu’ils n’ont pas… On se souvient que Giroud est passée du Secrétariat pour la condition féminine à celui de la Culture en 1976, et on peut bien la soupçonner d’avoir fait effacer la bande. Il y a une autre chose particulière à rappeler par rapport aux diffusions : nous filmions pour des petits écrans, pour des monitors, et quand je revois ces images sur grand écran, surtout celles de l’avortement dans « y’a qu’à pas baiser ! », je les trouve d’une extrême violence.

[…] On s’est aperçus très vite que c’était beaucoup plus difficile de travailler avec des gens qui avaient déjà été filmés par la télé, parce qu’ils avaient perdu confiance. Car on le sait, c’est au montage qu’existe la manipulation ultime. On savait déjà qu’il ne fallait rien attendre de la télévision et qu’elle n’aurait pas défendu les luttes auxquelles on participait, et c’est pour ça qu’on voulait faire de la « contre-télé », et donner la parole aux personnes auxquelles la télé ne donnait pas la parole, ou qu’elle leur avait expropriée ou dénaturée.

[…] Dans les années 70, quand une campagne était en train de se mettre sur pied, on faisait des manifs, des tracts, et je faisais une petite bande vidéo pour accompagner la démarche, et même pour faire changer des lois. Car j’ai compris très vite qu’il fallait travailler en réseau. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il faut pour changer une loi ? Il faut des gens révoltés, qui en ont marre et qui veulent bouger, qui descendent dans la rue ; il faut être bien avec la presse (même si je n’appelle jamais les journalistes, s’ils m’appellent je parle pour soutenir la lutte) ; il faut des juges, et des avocats. Si vous avez une relation de confiance avec tous ces gens et qu’ils sont sincères et veulent travailler à court et à long terme, alors vous pouvez changer une loi.

Finalement, les gens me taxent de « féministe », ce que j’accepte, mais j’ai beaucoup plus de films sur d’autres sujets que ceux concernant exclusivement les femmes. C’est vrai que dans les années 80, j’ai fait beaucoup de sujets de commande (pour aider le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, l’Entrepôt, ma famille), mais le plus souvent je suis arrivée à transformer les commandes en quelque chose qui me fait plaisir. Et j’ai encore des commandes : d’ailleurs, même s’il y a beaucoup de réalisateurs, ces sujets ne les intéressent pas forcément, ou alors ils deviennent très vite mégalo, c’est-à-dire qu’ils font des films très chers. Et pour moi la vidéo perd quelque chose de sa fraîcheur, si elle devient aussi chère que le cinéma.

[…] Ce qui a changé, c’est peut-être le regard- caméra, parce qu’avant on m’entendait parler de derrière la caméra, par exemple avec Monique. Ou parfois le montage était simplement le bout-àbout d’une situation, comme pour Le FHAR, où j’ai gardé une unité forte de lieu et de temps (j’ai filmé une heure, dont j’ai gardé la moitié). Mais finalement, je travaille toujours à peu près de la même manière.

Maintenant, j’aimerais travailler sur les hommes. Quand on rencontre des femmes, elles sont déjà victimes, et pour arrêter la chaîne il faut s’intéresser à la violence des hommes et la comprendre. Mais je trouve aussi qu’on devrait parler du jour où on sera à égalité entre hommes et femmes, car je ne crois plus que les femmes changeront le monde. Ce n’est pas le sexe qui dégrade, c’est le pouvoir ; et si on n’est pas vigilantes, on utilisera le pouvoir comme le font les hommes. Le féminisme a été la seule lutte de ces dernières décennies gagnée sans violence, et je pense qu’il est ou serait intéressant de se remettre en question, quand on gagne une lutte. »

Entretien réalisé par Dario Marchiori (Molignon, 2-3 mars 2009), traductions italienne et anglaise parues dans «Carole Roussopoulos: fare cose con parole», section du catalogue de la 3e édition du NodoDocFest, festival international du film documentaire, Trieste, 2009, pp.39-49.
Merci à Nicole Fernández Ferrer et au Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir