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Genèse de Calamity Jane & Delphine Seyrig : a story

Par Babette Mangolte

Calamity Jane & Delphine Seyrig: A Story est un film dont la réalisation s’est étirée sur une très longue période. Certaines décisions ont été prises très tôt, et si elles n’ont pas été mises en œuvre avant plusieurs années, elles ont néanmoins pesé sur la structure finale du film. Achevé en septembre 2019 seulement, alors qu’il avait été commencé en 2011, ses origines remontent à 1983 – un monde complètement différent pour la présente réalisatrice. Ces huit années, je les ai consacrées à d’autres films, à des installations et à des performances en solo – différents travaux qui ont nourri mon processus créatif au moment de monter Calamity Jane & Delphine Seyrig’s Story. Ce texte est un regard introspectif que je jette sur les souvenirs qu’il me reste de la réalisation de ce film.

PREMIÈRE PHASE
En 2011, Nicole Fernández-Ferrer et Duncan Youngerman, le fils de Delphine Seyrig, m’ont demandé de réaliser un montage des séquences que j’avais filmées lorsque j’étais directrice de la photographie pour Delphine en 1983. J’ai tout de suite accepté leur proposition en raison de mon intérêt pour le projet original de Delphine ; et puis, j’étais curieuse de visionner ces images que je n’avais pas vues à l’époque. J’avais peu de souvenirs de ce que nous avions filmé. J’admirais énormément Delphine depuis le tournage du film de Chantal Akerman Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles, en 1975 – moment où j’ai découvert son travail en tant qu’actrice. J’ai alors compris qu’elle choisissait toujours avec soin les films dans lesquels elle jouait. C’était une chose que j’appréciais beaucoup chez elle.

J’ai visionné ces séquences en 2011 sur copie numérique : j’y ai vu du potentiel, mais rien de franchement concluant. Il fallait davantage de travail imaginatif pour en faire un film. Je manquais d’inspiration quant à la façon d’aborder ce projet, parce que j’étais trop éloignée du contexte pour pouvoir y réfléchir. À l’époque, j’étais en train de rédiger un texte qui portait sur la question suivante : « Qu’est-ce qu’être contemporain ? » Je suivais également avec attention les bouleversements rapides qui ont affecté les technologies médiatiques entre 2008 et 2012, ce qui constituait une nécessité si je voulais continuer à produire des films.

J’ai acheté ce petit livre blanc, Calamity Jane’s Letters to Her Daughter, en 1980, lorsque j’écumais les postes de traite dans l’Ouest américain au cours du tournage de mon film The Sky on Location. J’ai été extrêmement émue par cette lecture. C’était quelque chose que je voulais partager. J’ai parlé du livre avec des amies de New York qui le connaissaient. Ainsi, à l’été 1983, lorsque Delphine m’a contacté pour son projet de tournage dans le Montana concernant ce même livre, j’étais ravie de pouvoir en savoir davantage sur l’histoire de Calamity Jane et de sa fille. Mais je n’ai pas eu l’occasion de visionner les rushes. Lorsqu’elle est rentrée à Paris, Delphine a emporté les séquences qui avait été développées dans mon laboratoire de New York (à la fois les négatifs et les versions de travail). Je suis tombée malade peu de temps après. Trois mois plus tard, on me diagnostiquait un rein bloqué endommagé par la tuberculose. Il m’a fallu être opérée : j’ai fini par rester à l’hôpital un mois entier.

Je suis restée inactive pendant trois mois, avec des dettes énormes et pas de travail. Je ne suis pas retournée en France avant 1988, et j’ai alors croisé Delphine à Avignon. Nous avons parlé de théâtre, et j’ai plus tard appris que sa santé n’était pas bonne. Elle devait mourir un an plus tard – à un âge si jeune. J’étais extrêmement triste.
J’ai oublié ces séquences jusqu’à ce qu’on me rappelle leur existence en 2011. Duncan m’a expliqué un certain nombre de choses que j’ignorais sur Calamity Jane. Il estimait que les lettres étaient des faux et qu’elles avaient été écrites dans les années 1930, et non entre 1877 et 1903 (années de naissance et de mort de Calamity Jane). Néanmoins, il m’a indiqué certaines pistes pour en savoir davantage sur la véritable Calamity Jane, et j’ai plus tard consulté des livres écrits par des érudits. Mais je n’étais pas plus avancée sur ce que je pouvais faire avec les images existantes, parce qu’il était difficile de déterminer si le fil rouge devait être l’authenticité des lettres. L’enquête que menait Delphine dans son documentaire n’était que partiellement liée à la question de savoir si les lettres étaient des faux ou non. Centrer les séquences de 1983 uniquement sur la question de l’authenticité, c’était trop réducteur pour être intéressant. Je me suis dit qu’on s’en fichait de savoir si le livre était authentique ou non. Quoi qu’il en soit, ce livre m’avait profondément émue et je l’avais lu plusieurs fois. Cela m’a conduit à penser qu’on pouvait faire quelque chose de ces séquences. Delphine avait manifesté de l’intérêt pour le point de vue de la fille, alors que j’étais plus intéressée par le point de vue de la mère qui écrivait des lettres à sa fille absente. Le montage entamé en 2011 n’ayant mené nulle part, j’ai remis à plus tard ce projet.

DEUXIÈME PHASE
En 2015 et en 2016, j’ai perdu deux amies de longue date. J’avais fait la connaissance de la première en 1960, alors que je n’avais pas encore dix-neuf ans, et de l’autre en 1971, alors que je n’en avais pas encore trente. À l’âge qui est le mien, lorsqu’on perd des amies, on perd un peu de sa vie. J’ai tout à coup senti que je devais faire le point sur ma propre trajectoire et témoigner de ce qu’elles deux m’avaient apporté, afin qu’elles continuent à vivre.

J’ai rencontré Giovanna Zapperi à l’Université de Californie–San Diego en janvier 2016 alors qu’elle était l’invitée de ma collègue et amie Alena Williams. Elle était venue parler de Carla Lonzi, une critique d’art italienne féministe qui avait abandonné la critique d’art pour rejoindre un collectif féministe à partir de 1970. Giovanna m’a déclaré qu’elle faisait des recherches sur Delphine et sur les collectifs cinématographiques en France dans les années 1970, en vue d’une exposition en musée (lequel, cela n’avait pas été précisé). Elle savait que des images existaient et que nous nous étions mis d’accord avec Duncan et Nicole en 2011 : le projet est ainsi revenu dans ma liste de choses à faire. Je finissais à l’époque un film sur la danse tourné au WIELS de Bruxelles, et je préparais un grand spectacle pour la Kunsthalle de Vienne – c’est pourquoi je n’ai pas travaillé immédiatement sur Calamity et sur Delphine.

Aux États-Unis, l’année 2016 a conduit bien des femmes de ma génération à réfléchir sur ce qu’était le féminisme dans notre jeunesse, à le repenser. Je connaissais l’importance de la vie de Delphine dans les luttes féministes des années 1970 en France, mais je manquais de détails sur ce qu’elle avait réalisé. Je savais qu’elle avait été une figure de proue du mouvement de libération des femmes à Paris, et le fait qu’elle connaissait si bien l’Amérique et qu’elle se rendait souvent à New York constituait un aspect intéressant de son éducation internationale, pour moi qui pense qu’avoir deux pays est mieux que d’en avoir un seul.

Réfléchir à la période historique qui était la nôtre au moment où j’ai lu ce livre m’a fourni un angle d’attaque pour aborder les séquences réalisées par Delphine. Mais il y avait un obstacle : le poids écrasant du statut de Delphine en tant que star du cinéma ayant acquis une véritable dimension d’icône – une sorte de Greta Garbo inaccessible – après ses rôles dans L’Année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais et Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) de Luis Buñuel. À bien des égards, la dimension emblématique de « femme fatale » que revêtait Delphine lui a permis de mener à bien ses luttes féministes. Cependant, son film de 1983 n’avait rien à voir avec son charisme d’actrice, et les films réalisés par des femmes dans lesquels elle a accepté de jouer au milieu des années 1970 prenaient le contre-pied de son statut de star, comme en témoignent ses rôles dans Aloïse (1975) de Liliane de Kermadec ou Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975).

Comment définir l’Amérique quand vous y avez vécu l’essentiel de votre vie d’adulte et que vous êtes une fanatique du cinéma américain  ? Pour moi, l’Amérique est grande par ses films, sa musique, par les contributions d’une population hétérogène qui a connu sa plus grande diversité au cours des années 1930, après l’arrivée de nouvelles vagues d’immigrants entre 1900 et 1929 (année à partir de laquelle on a commencé à limiter l’immigration). Parmi ces nouveaux immigrants, de nombreux ont participé à la création des films qui m’ont marquée.

Pendant la campagne présidentielle, entre le printemps et l’automne 2016, j’ai observé tout le grotesque qui s’est déversé sur les ondes médiatiques, et cela a joué un rôle dans l’orientation du film ; j’ai réalisé celui-ci entre 2018 et 2019 en utilisant les images tournées dans le Montana, ce « pays du grand ciel » que j’ai visité plusieurs fois depuis les années 1970. Le culte de la célébrité est un sujet que j’ai pu aborder à travers la présence de Trump, qui était alors candidat. J’avais très tôt décidé de ne pas exploiter dans mon film l’aura de Delphine en tant qu’icône du désir érotique masculin, et le statut de célébrité de Calamity Jane ne constituait pas davantage une direction dans laquelle je voulais me plonger, car cela aurait conduit à ignorer la finesse émotionnelle dont Calamity Jane faisait preuve dans ses lettres – qui nous parlent tant, à nous qui vivons cent-cinquante ans après leur rédaction. Par ailleurs, le féminisme, qui, comme je le savais, avait été pour Delphine un combat incessant depuis le début des années 1970, avait sans doute influencé ma vie et mes travaux cinématographiques à New York au cours de la même décennie. Lorsque je vivais aux États-Unis, je savais peu de choses sur ce qu’il se passait en France – en dépit d’une brève tentative, pendant mes quelques semaines passées à Paris à l’été 1973, pour réaliser un film fait par des femmes. Néanmoins, cette époque des plus tumultueuses a peut-être conditionné le tournage de 1983. C’est pourquoi il m’a semblé que je devais étudier cette époque et voir si je pouvais en faire quelque chose.

Ma rencontre avec Giovanna m’avait donné matière à réfléchir, notamment concernant la création, en 1982, du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, et le fait que celui-ci était encore très actif, trente ans après la mort de Delphine – l’une de ses trois fondatrices. L’élection de Trump a fini par me persuader tout à fait que le féminisme était une bonne raison de me concentrer sur le travail à effectuer à partir des séquences dont je disposais, en prenant en compte les exigences de Duncan et de Nicole.

TROISIÈME PHASE
J’ai alors commencé à réfléchir aux images que je devais filmer pour les associer à la pellicule 16 mm. Le fait que le film pouvait couvrir plusieurs périodes de l’histoire constituait pour moi une dimension intéressante. Il fallait créer des moments dans le présent afin de mettre à distance le contexte bouillonnant du féminisme des années 1970, une époque où les femmes faisaient plus que jamais preuve d’une énergie débordante. Mais il fallait également évoquer les combats actuels, en 2018 et 2019 (des combats au sens propre), ainsi que ceux des années 1980, lorsque les féministes ont orienté leurs recherches sur des objectifs plus ciblés qui ne visaient pas uniquement la justice sociale mais également le désir de changements systémiques et l’élaboration de nouvelles structures pour aider les femmes. Par ailleurs, le tournage de 1983 dans le Montana a révélé toute l’importance de la relation mère-fille et de son rôle central pour chaque femme. Un autre sous-texte potentiel, à mon sens, c’était le déguisement propre à tout jeu de rôle, qui est essentiel pour comprendre les comportements de travestissement dont Andy Warhol faisait l’éloge dans ses premiers films muets des années 1960. C’était un élément de fond, c’était des images qu’il fallait chercher. Je crois sincèrement en la capacité de l’art à changer le monde brique par brique, une brique à la fois. Calamity Jane était célèbre parce qu’elle s’habillait comme un homme et se comportait comme un homme tout en étant une femme, s’accordant ainsi une liberté qui était le privilège des hommes au XIXe siècle.

Je savais que Delphine avait vécu avec son mari Jack Youngerman et son fils dans le milieu expérimental de la scène artistique newyorkaise de la fin des années 1950. Le premier film dans lequel elle a joué, Pull My Daisy (1959) de Robert Frank et Alfred Leslie, constitue pour moi un véritable chef-d’œuvre, qui a influencé ma pratique cinématographique. C’est une peinture de la Beat Generation à New York, un festival d’improvisation construit comme une jam agrémentée d’un monologue impromptu de Jack Kerouac qui commence par « Tôt le matin dans l’univers… » : c’est alors que nous apercevons la silhouette de Delphine ouvrir les volets d’un grand loft, accompagnée d’un garçon qui a sommeil (Pablo Frank, le fils du réalisateur, alors âgé de sept ans).

Delphine avait grandi au Liban et sa famille s’était installée à New York au cours de la Seconde Guerre Mondiale, lorsqu’elle avait dix ans. C’était sans aucun doute une option intéressante d’aborder l’Amérique de Calamity Jane au temps des guerres indiennes – au cours desquelles l’Ouest a été conquis en massacrant les Amérindiens – et de présenter en parallèle les États-Unis comme le lieu où était né le féminisme entre le milieu des années 1960 et les années 1970. Je me suis dit que Delphine aurait compris ce projet. Au moins, j’avais des connaissances sur le sujet, et j’avais envie d’en savoir davantage. Faire des recherches en vue d’un film est un travail qui me passionne, et j’essaie toujours de les mener seule ; c’est au cours de ce processus, où je consulte différentes sources et où j’accumule les détails, que ce qui est essentiel émerge. L’inspiration naît de la clarification, à la suite d’une immersion intense dans ce qui nous reste du passé.

C’est seulement en mars 2018 que j’ai découvert la chose suivante : Delphine avait commencé à écrire un nouveau script après le tournage dans le Montana. Je savais qu’elle avait déjà commencé à rédiger un premier storyboard à partir de 1980-81, je disposais d’une photocopie de celui-ci depuis 2011. Je savais également qu’elle avait fait une demande de financement auprès du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), qui avait rejeté sa demande en 1982. C’est après ce refus que Delphine a décidé d’organiser le tournage dans le Montana ; j’ai élaboré pour elle un budget, environ six mois avant le début du tournage. Mais je n’ai rien su de ce qui est arrivé à Delphine après son retour à Paris à l’automne 1983 et dans les années qui ont suivi. Nataša Petrešin Bachelez, une collègue de Giovanna, m’a parlé d’Etel Adnan, qui avait travaillé avec Delphine sur ce nouveau script. Elle s’est arrangée pour que nous nous rencontrions.

En mars 2018, à la suite de deux conversations avec Etel, j’ai appris comment celle-ci avait fait la connaissance de Delphine en 1984 au cours du projet de Robert Wilson intitulé Civil Wars – lequel ne fut jamais réalisé en raison d’un manque de financement. Etel était scénariste pour ce projet, et Delphine avait un rôle important. Delphine et Etel avaient toutes deux grandi à Beyrouth, où elles sont allées à l’école ; elles avaient de nombreuses choses en commun, comme leur amour de la littérature et le militantisme politique, ainsi qu’un désir de justice sociale. Elles se sont très vite liées d’amitié. Leur collaboration était rendue compliquée par le fait qu’Etel vivait en Californie où elle avait un emploi, alors que Delphine vivait à Paris où elle travaillait dans le théâtre et le cinéma. Néanmoins, elles entretenaient une correspondance, ce qui leur a permis de commencer un nouveau script. Une partie de celui-ci s’est perdu en route. Le script n’a d’ailleurs jamais été achevé – c’est du moins ce qu’on m’a dit en mars 2018. Cependant, Etel et son amie Simone Fattal m’ont ensuite orientée vers une source qui s’est révélée précieuse : Janice Wilson, connue sous le nom de JJ Wilson. Féministe de la première vague dont la thèse portait sur les écrits et la correspondance privée de Virginia Woolf, elle a initié un Programme sur la littérature des femmes en 1967 à son université de Californie. Elle est l’une des fondatrices de la bibliothèque « Sitting Room » de Penngrove, dont la collection est entièrement constituée d’œuvres écrites par des femmes ; elle est encore active aujourd’hui. Par ailleurs, elle connaissait à San Francisco l’éditeur de Calamity Jane’s Letters to Her Daughter, publié une première fois au milieu des années 60, et à nouveau en 1976. Dans l’édition que j’avais achetée, son nom apparaissait dans les remerciements.

QUATRIÈME PHASE
J’ai commencé à lire les livres d’Etel Adnan : j’ai été fascinée par Le Maître de l’éclipse (2009) et Sitt Marie Rose (1978), ainsi que par Au cœur du cœur d’un autre pays (2004) et There: In the Light and the Darkness of the Self and of the Other (2007), deux œuvres à la frontière de la poésie et de l’essai, à l’instar de la majorité de ses ouvrages. J’ai sans aucun doute été inspirée par la dimension politique de son œuvre de fiction et par sa sensibilité pour des gens qui sont si différents de moi. J’ai remarqué qu’un de ses livres était dédicacé à Ronald Vance et George Deems (George était l’acteur principal de mon troisième film en 1979). Nous avions des personnes en commun dans nos vies respectives. Je me suis dit que ce n’était pas si grave de ne pas avoir accès au travail qu’avait pu effectuer Etel avec Delphine, car je pouvais me plonger dans la lecture de ses livres. Ce sont eux qui m’ont aidé à réaliser ce film dédié à la mémoire de Delphine. Ce n’est qu’à la fin du mois de juin 2019 que j’ai retrouvé ce qui restait du script de Delphine et d’Etel : à cette période, j’avais plus ou moins terminé mes recherches et me consacrais désormais au film en lui-même, qui devait être fini pour la mi-août. Mais la lecture des livres d’Etel, à une époque où je travaillais sur d’autres projets, m’a révélé qu’à l’origine du désir de Delphine de faire un film, il y avait un livre. Il fallait que mon film montre ce livre. Comment, telle était la question.

Ma rencontre avec JJ Wilson a commencé par plusieurs e-mails préparatoires en vue d’un tournage dans le comté de Sonoma, au nord de San Francisco, dans la Sitting Room : cette bibliothèque collaborative est ouverte à tous et permet à ses visiteurs de lire des livres écrits par des femmes du monde entier et de toutes les époques (les plus vieux livres écrits par des femmes présents dans cette bibliothèque datent du dix-huitième siècle). Si certains livres appartiennent à la grande littérature, d’autres sont intéressants pour leur excentricité ; d’autres encore sont précieux parce qu’ils constituent de rares témoignages sur la vie privée. J’ai réalisé le tournage en un jour, en mai 2018. J’ai eu la chance de rencontrer JJ Wilson : elle est passionnée par cette réflexion sur la représentation faussée des femmes, dont ont été victimes tant de femmes artistes par le passé. Notre conversation m’a permis de mettre en lumière un certain type de féminisme, et de pouvoir présenter Calamity Jane comme une icône américaine. J’ai toujours pensé que les grandes œuvres devaient célébrer ce qu’il y avait de plus beau chez les êtres humains. Si nous désirons un monde meilleur, nous devrions tous faire preuve d’enthousiasme vis-à-vis des autres personnes : JJ Wilson est un bon exemple de cette attitude. J’espérais avoir suffisamment tourné de séquences avec elle pour transmettre les idées et les préoccupations du mouvement féministe qui avait défini sa vie.

Après ce tournage, ma priorité a été de comprendre quel était l’imaginaire de Delphine par rapport à Calamity Jane, ainsi que les raisons pour lesquelles l’histoire l’intéressait tant – au point de vouloir en faire un film. Que Delphine ait décidé de jouer une femme comme Calamity, qui s’habillait en homme mais était encore vue comme une femme, constituait un défi intéressant en matière de jeu d’actrice. Après tout, Calamity était acceptée en tant qu’homme parce qu’elle possédait certaines qualités physiques qui sont le privilège des hommes. Elle avait de l’expérience en tant que cochère de diligence et elle savait parfaitement monter à cheval ; en outre, Calamity avait vu sa renommée de bouvière grandir car elle était habile à manier le fouet, guidant les bœufs qui tiraient les wagons de transport de marchandises vers les terrains aurifères du Montana et des Dakotas, de la fin des années 1860 aux années 1870. Elle n’avait pas peur des Amérindiens, qui se souvenaient qu’elle les avait soignés lorsqu’ils avaient été malades. Elle se sentait à l’aise parmi les hommes et avait peu d’amies. Son univers était l’univers des hommes – tout à l’opposé de Delphine, qui était l’élégance incarnée.

Je suis allée rechercher les documents écrits qui se trouvaient dans la maison de Duncan à Royan, en Nouvelle-Aquitaine, pendant trois journées du mois d’août 2018. Il y avait en tout 350 pages que je devais lire dans leur intégralité : je savais qu’il me faudrait me plonger dans une analyse approfondie de tout cela plus tard, chez moi, au cours des mois qui allaient suivre. J’ai photographié toutes les pages une à une, afin de pouvoir faire un document PDF pour chaque chemise cartonnée qui, le plus souvent, n’était pas datée. Je n’avais pas de scanner. De toute façon, cela prend plus de temps de scanner que de prendre une photo. J’ai également noté dans un carnet l’ordre dans lequel j’avais lu ces pages. Si mes résumés se révélèrent souvent utiles, j’ai découvert que mon agencement – ou celui de Duncan avant mon arrivée – ne regroupait pas tout le travail qui avait été effectué. Entre septembre 2018 et le printemps 2019, Giovanna et Nataša, avec l’aide de Duncan et dans le cadre de leur travail de préparation intensive pour deux spectacles dans des musées (à Lille et à Madrid), avaient également mené des recherches à partir des mêmes documents que j’avais réorganisés. Ainsi, certains documents ont refait surface plus tard, lors de mon séjour à Paris pour un tournage en mai 2019, à un moment où je pouvais enfin me concentrer sur un choix de documents qui reflèteraient avec fidélité le film que Delphine désirait réaliser. Un mois auparavant, j’en avais parlé à Duncan, en lui proposant de se voir en mai, moment où je pouvais venir à Paris pour filmer ces documents, qui étaient selon moi essentiels pour résumer la trajectoire de Delphine. Le mauvais temps a retardé mon départ de Californie, raccourcissant mon séjour et laissant des trous dans le plan de mon film. Je craignais d’avoir eu les yeux plus gros que le ventre.

À l’hiver 2019, pendant que je travaillais à ma rétrospective au Musée d’art contemporain de Rochechouart, j’ai engagé un assistant pour transcrire l’ensemble des entretiens que j’avais effectués avec JJ Wilson, ainsi que les séquences avec Duncan, qui incluaient une lecture à voix haute d’une lettre de sa mère concernant son projet de film. C’est seulement en mars, après l’inauguration, que je me suis mise à travailler exclusivement sur le film relatif à Calamity Jane et à Delphine Seyrig. J’ai décidé de laisser une place importante à la correspondance : j’ai relu le livre trois fois et sélectionné certains paragraphes pour donner une idée de la véritable personnalité de Calamity Jane. La dimension de sa vie que je voulais refléter, c’était sa dureté : sa solitude, l’amour qu’elle portait à sa fille, ainsi que ses réflexions sur elle-même, que je trouvais si émouvantes dans ces courts textes. J’ai enregistré avec Julia Lynn Trotta le voice-over des textes tirés de la correspondance dans un studio d’enregistrement de mon université. J’ai eu de la chance que Julia, ma voisine à New York, doive venir à Los Angeles pendant une semaine et puisse consacrer une journée à l’enregistrement. J’aimais beaucoup la voix de Julia, ses nuances. Après avoir sélectionné les meilleures prises, je me suis dit qu’à présent, je pouvais espérer faire un film qui donne une voix à Calamity, et que l’émotion que j’avais toujours ressentie en lisant ces lettres, je la communiquerais aux éventuels spectateurs grâce au casting.

Je devais également réfléchir sur la manière de présenter Delphine non pas en tant qu’actrice mais en tant qu’esprit créatif occupé à faire quelque chose de manière désintéressée – ce qui est pour moi la définition d’une artiste. Ce que Delphine voulait faire, c’était montrer comment une femme pouvait acquérir sa propre liberté en endossant un rôle, celui des hommes, lesquels peuvent jouir systématiquement de leur liberté de mouvement et d’action. J’ai choisi de laisser Delphine guider le montage que j’ai réalisé à partir des séquences en 16 mm datant de 1983, en structurant chaque scène autour des réponses apportées à ses questions initiales. J’ai mis un certain temps à me rendre compte qu’il s’agissait là de la tâche la plus importante concernant ces images : je l’ai compris au début du mois de juillet lorsque j’ai vu projeté le montage que j’avais réalisé rapidement en avril pour le spectacle du LaM, le Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille Métropole. J’ai trouvé que c’était bâclé, et même si c’était bien joli à regarder, le montage en soi était insipide. En visionnant tout cela sur grand écran au LaM, j’ai également remarqué que le transfert du film 16 mm n’avait pas été de bonne qualité. Je n’avais pas prévu cette grosse dépense dans mon budget, mais il était nécessaire de numériser à nouveau ces films. J’ai aussi compris comment rendre le montage plus intéressant et moins littéral. Rien ne vaut une projection pour résoudre vos problèmes de montage.

Si je ne voulais pas miser sur le charisme d’actrice de Delphine, j’étais cependant préoccupée par le fait qu’elle n’avait jamais rien enregistré, de sa voix exquise, concernant le livre ou son projet de film. Je disposais seulement d’un enregistrement où on l’entendait poser des questions au cours du tournage de 1983 dans le Montana, et d’un autre où elle lisait un article de journal très important datant de 1864, concernant une fille de douze ans nommée Martha Jane Canary (la future Calamity Jane) et présentant des arguments relatifs aux budgets des états – une question encore d’actualité en 2019 où la concurrence entre droits fédéraux et nationaux est au centre des guerres culturelles aux États-Unis. J’ai eu de la chance que Duncan ait proposé de me lire la lettre que Delphine lui avait envoyé en 1979. Cette lettre a mis en relief l’intimité qui existait entre elle et son fils, ainsi que les doutes poignants qu’elle avait sur elle-même. J’ai également eu la chance de pouvoir bénéficier de l’énergie et de la jeunesse de JJ Wilson, véritable flashback californien vers le féminisme des premières années. Je pouvais utiliser plusieurs versions du script que Delphine avait rédigé, un story-board, ainsi que les séquences en 16 mm. J’ai tenté de réaliser un montage du film en 16 mm qui puisse nous faire passer de la réalité à la fiction, puis de la fiction vers un autre monde, celui de l’imaginaire. Dans ce monde, on trouve des personnes charismatiques, comme Calamity Jane et sa fille. J’ai eu la chance, par ailleurs, d’avoir pu filmer en 1983 une séquence où Delphine ne fait rien d’autre que réfléchir à ce qu’elle pourra faire par la suite. De l’avoir mise en scène dans sa voiture, perdue dans ses pensées, ou bien dans un café en train de lire la correspondance de Calamity Jane, ou encore dans sa chambre d’hôtel au petit matin, cela m’a permis, à la fin du mois d’août 2019, de construire le monologue intérieur de Delphine. Dans celui-ci, elle sait ce qu’elle va faire. Le film devait porter sur cela précisément : ne pas renoncer. C’était la plus grande force de Delphine.

New York, 19 septembre – 2 octobre 2019

Babette Mangolte est réalisatrice et directrice de la photographie. Calamity Jane & Delphine Seyrig : A Story fait l’ouverture de Cinéma du réel 2020.