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Édito #5

Par Catherine Bizern

Qu’est-ce que le documentaire ? Ou plutôt, dans ce territoire du cinéma qu’il partage avec la fiction, qu’est ce qui en fait la spécificité ? La question n’est pas tout à fait une question qui demande une réponse, c’est plutôt le motif autour duquel chaque édition de Cinéma du réel se construit. Non pas dans la répétition d’édition en édition mais dans la variation, la réinterprétation, voire la remise en question. Face à cette idée simple communément partagée d’un cinéma du réel, fenêtre sur le monde, qui rend compte de la réalité nous avions envie pour la 45e édition du festival de proposer des œuvres qui font vaciller ces notions.  Avec la conviction que le cinéma peut être – comme l’écrit Walter Benjamin – une entreprise de pénétration intensive du réel et devenir le lieu de la contre-histoire. C’est une question de mise en scène et de représentation.

Dans cet écart entre les situations vécues et la représentation que le cinéma permet et où l’étrange devient familier et le quotidien devient mystérieux, il nous est permis de voir au-delà d’un visible ou  d’un vécu  immédiat, d’appréhender notre même monde autrement. Certes il n’y a pas de planete B, notre monde est notre monde mais il est possible (et aujourd’hui plus qu’urgent) d’interroger comment nous l’habitons. On dit que  la narration permet de contrôler le récit du monde, alors regarder le réel autrement, en raconter les histoire autrement pourrait être un acte plus subversif que nous le pensons.  

Tenter de faire le récit de notre monde autrement : des cinéastes comme  Amit Dutha, Antoine d’Agata, Sharon Lockard, Apitchapong Werassethakul, Pierre Creton, Ben Russel & Ben Rivers, Pierre Creton Luis Lopez Carrasso, Fern Silva s’y exercent  dans un formidable geste de profanation des dispositifs dominants, loin des normes formelles, résistants à l’homogénéisation de la pensée.  Ils dessinent un mouvement cinématographique mondial de l’altérité revendiquée dont nous avons voulu donner un aperçu dans  cette programmation Le Monde, autre qui réunissait, à côté des œuvres de ces cinéastes les rétrospectives de trois cinéastes français, Jean-Pierre Gorin, Franssou Prenant et Olivier Zabat. Chacun non pas à la marge du cinéma mais à sa tangente, filant tout droit son chemin cinématographique à la fois politique et sensible.Philippe de Jonckheere, photographe, écrivain qui à travers ces œuvres interroge l’existentialité, était invité au festival pour y présenter son premier film  Un café allongé à dormir debout. Il narre dans son texte Moins par moins ce que Arguments  d’Olivier Zabat a bousculé dans son approche du cinéma. La venue de Jean-Pierre Gorin à Cinéma du réel, et son retour pour quelques jours à Paris,  était pour certains d’entre nous un véritable évènement. David Faroult, dont les recherches concernent principalement les cinémas politiques issus de 1968, le groupe Dziga Vertov et Jean-Luc Godard, relate ce que furent ces quelques jours  plongés dans le cinéma et la pensée de Jean-Pierre Gorin.  

Chaque année, dans les semaines qui précédaient ou suivaient le festival, nous avions avec Marie-Pierre Duhamel notre rendez-vous annuel : une manière de discuter ensemble de l’état de la production documentaire, de son évolution mais aussi de ce que programmer signifiait. C’est à la programmatrice qu’elle fut, et en particulier pour Cinéma du réel, que nous allons rendre hommage lors de la prochaine édition du festival.  Nous avons voulu faire un évènement qui nous semblait à la hauteur de son engagement, un événement qui nous demanderait à tous -institution, équipe, spectateurs – un certain engagement aussi.

C’est ainsi que l’idée d’une nuit entière de projections nous est venue. Toute une nuit qui rassemble des films découverts par Marie-Pierre, ou assemblés par elle lors de programmes thématiques, des auteurs qui lui étaient chers et qu’elle a accompagnés.

Amit Dutta est l’un d’entre eux, découvert à Venise lorsque la Mostra était dirigée par Marco Müller, il lui a été consacré une rétrospective à Cinéma du réel, à l’initiative de Marie-Pierre en 2015.  Nous publions ici le texte qu’Amit nous a envoyé pour témoigner de son attachement à notre camarade, mot qu’elle affectionnait particulièrement…vous savez pourquoi !

Collage de Thierry Garrel

Nous avons tenté de construire une programmation foisonnante et exigeante, teintée d’humour et d’émotions fortes, qui, nous l’espérons, rappelle son geste généreux de passeuse. Ce parcours de la nuit est aussi un chemin à travers les mots de Marie-Pierre sur les œuvres et les cinéastes.  Concocté par Catherine Giraud, attachée de presse de Cinéma du réel, qui fut elle aussi proche de Marie-Pierre, nous le publions ici en avant-première de cette nuit du samedi 30 au dimanche 31 mars 2024.