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Cahiers du Réel #3 - Cinéaste en son jardin

Rose Lowder et sa caméra agricole

Par Vincent Sorrel

Rose Lowder s’appuie sur les possibilités impressionnistes de la caméra Bolex pour exprimer un dialogue avec la Nature – mais aussi, avec la machine -, à tel point que la petite caméra « amateur », conçue entre 1931 et 1935, est devenue indissociable de sa pratique et de son œuvre. Ses premiers films, comme Roulement, rouerie, aubage (1978), ont été réalisés avec un modèle mécanique, la Bolex H 16 RX (1).

Rose Lowder a exploré les possibilités de la Bolex pour que le mécanisme de la caméra entre en relation avec les mouvements de la roue à aubes, l’eau et de la lumière saisis par les pales du moulin. Conçue comme une boîte à outils, la caméra à ressort recèle de multiples possibilités d’intervenir sur l’enregistrement mécanique de la réalité. Pour sa célèbre série de Bouquets, Rose Lowder saisit image par image, des fleurs et des paysages à des moments différents, en changeant de point de vue ou en modifiant certains paramètres à l’échelle de l’unité photogrammique, c’est-à-dire du passage d’une image à l’autre.

Photogramme, prise de vue image par image

Par exemple, pour le film Tournesols, la cinéaste change la mise au point entre chaque prise d’image, or cette cadence devient très rapide dès que le film est mouvementé par l’appareil de projection. En filmant, Rose Lowder ne fige pas la Nature mais la rend vibrante (Les Bouquets sont des films sans son). La caméra est une boîte à rythmes visuels dont la cinéaste se sert pour impressionner notre rétine. À la projection, le film fait apparaître un entremêlement de fleurs et de mauvaises herbes, de floraison et de feuillaison, dans un éclatement de temps, d’espaces et de lumière. À partir de cette collecte de photogrammes, Rose Lowder compose un « bouquet d’images » en même temps qu’elle fait la cueillette d’images entr’aperçues : présences animales et humaines, barrières, bâti, linge qui sèche, etc. Son geste relève plutôt du tissage de plusieurs réalités entre elles, que du montage. Il n’y a jamais de collure qui fragilise le film, ni de surimpression qui altère l’exposition de l’image. À la projection, les images nous apparaissent entremêlées, mais elles s’alternent sur le ruban pelliculaire : la démarche cinématographique de Rose Lowder trouve son origine dans la différence que l’on peut observer entre ce que l’on voit sur la pellicule, et sur l’écran. Pour réaliser Voiliers et coquelicots (2001), la cinéaste impressionne, en mai, deux photogrammes de coquelicots et fait avancer le mécanisme de la caméra d’une image en bouchant l’objectif puis, de nouveau, elle expose deux autres photogrammes de fleurs et ce, alternativement. Systématiquement, entre deux photogrammes de coquelicots, la main empêche la lumière d’impressionner la pellicule, laissant un espace vierge pour un deuxième tournage : Rose Lowder a filmé en juillet des voiliers qui quittent le port de Marseille. Sur la bande, les photogrammes se suivent alors qu’il y a plusieurs mois de distance entre voiliers et coquelicots, entre le bleu et le rouge. La projection alterne les couleurs intenses alors que le systématisme rigoureux de la prise de vue révèle poétiquement le mouvement des fleurs et des bateaux.
La technique n’est pas seulement un moyen d’enregistrement, la cinéaste explore les phénomènes naturels à partir des phénomènes mécaniques. Nos cellules rétiniennes, comme le fonctionnement de la caméra, sont stimulées de manière intermittente. Rose Lowder utilise cette compréhension de son outil comme de la vision humaine pour créer un effet perceptif. Sur la pellicule, les photogrammes de fleurs et de voiliers se succèdent sans aucune surimpression mais, sur l’écran, les images se chevauchent : les voiliers naviguent dans une mer de coquelicots. Cette image n’existe pas sur la pellicule. Elle surgit d’un écart entre deux réalités différentes qui en produit une autre, créée par l’œil du spectateur. Rose Lowder appelle ces images, comme celles cueillies par hasard, des adventices, du nom donné à ces plantes vivaces que l’on considère comme des mauvaises herbes. Or, les adventices (le chiendent, le laiteron, le liseron…) sont des plantes persistantes, comme le phénomène de la rétine, qui, avec l’effet phi, produisent des images vivaces. 

Léger et précis, le mécanisme de la Bolex fonctionne également à l’envers. La cinéaste peut revenir en arrière à la manivelle, ce qui lui offre la liberté de naviguer sur le ruban pelliculaire, et ainsi, de ne pas filmer seulement dans l’ordre du tournage. Rose Lowder explore la possibilité d’impressionner un photogramme où elle le veut dans le film, comme une peintre qui interviendrait par touche sur n’importe quel endroit de la toile. Pour s’y retrouver, sans la possibilité de voir ce qui est déjà impressionné sur la pellicule, Rose Lowder dessine, en même temps qu’elle filme, une partition, constituant, à partir d’un échantillonnage de relevés de rythmes, un code poétique.

Partition Rose Lowder
Partition de Voiliers et Coquelicots

Cette pratique révèle ainsi une archéologie de la Bolex : les boîtes à musique, dont le fabricant, la société suisse Paillard S.A., installée à Sainte-Croix, dans le Jura suisse, était orfèvre. Paillard fabriquait également des machines à écrire, puis à calculer. La conception de ces appareils est caractérisée par des possibilités computationnelles, ce qui situe la Bolex dans une lignée technique qui va de l’instrument de musique mécanique à l’ordinateur (2). La possibilité d’agir par touches permet à Rose Lowder de développer une technique impressionniste. Ainsi, le dialogue avec l’appareil ouvre la possibilité de rentrer dans un autre espace, en utilisant les caractéristiques mécaniques de pliages de l’espace et du temps pour glisser du figuratif vers un monde plus abstrait, du calcul des photogrammes à la poésie du rythme. 

Comme Voiliers et Coquelicots le film Retour d’un repère (1979) repose sur une transposition visuelle de la structure des vers d’un Pantoum, poème d’origine malais composé de quatrains à rythmes croisés qui développent deux idées différentes qui s’entrecroisent, se lient, tout en s’opposant, le dernier vers du poème reprenant le vers initial (3). La Bolex est équipée de deux compteurs : un compteur indique la longueur de film exposée en mètres, l’autre, composé de deux disques, compte les images : « le disque supérieur additionne les images en marche avant et les soustrait en marche arrière de 0 à 50 images, et le disque inférieur totalise les images en marche avant jusqu’à 1000 images et décompte les images en marche arrière », précise la cinéaste. Il est passionnant de voir comment un dispositif technique aussi simple que les deux compteurs de la Bolex, devient, dans les mains de Rose Lowder, un instrument poétique et conceptuel. La cinéaste filme image par image, en avançant pas à pas, elle compte chaque photogramme, comme un poète compte les vers sur ses doigts. Pour continuer son exploration artistique qui s’appuie sur la précision, Rose Lowder a fait l’acquisition de deux caméras électriques Bolex H 16 EL (4) et un Remote Control Unit/Timer. Ce boîtier permet de contrôler électroniquement la prise de vue avant et arrière, en comptant très précisément les images.

Timer et main
Timer Unit Control

Ces appareils apportent une plus grande maîtrise et, paradoxalement, une plus grande liberté d’intégrer, dans le systématisme mécanique, des moments « documentaires » filmés en vitesse normale, créant d’autres fertilités dans les films. La poésie métrique fait l’éloge du vivant par l’étude de régularités systémiques, comment Rose Lowder envisage-t-elle le cinéma au mètre ?
Chaque bouquet a une durée d’une minute, ou plus exactement 1440 photogrammes, ce qui représente 10,97 mètres de pellicule 16mm. Pour préparer ses tournages, Rose Lowder coupe en 4 des bobines de 120 mètres de 16 mm (11 minutes), puis charge ces petites bobines de 30 mètres (un peu moins de 3 minutes de film), dans ses caméras. Chaque Bouquet a une durée de 1 minute, c’est-à-dire 1440 photogrammes, mais il y a toujours 72 images (3 secondes) de noir avant et après chaque bouquet : « Cela est fait pour avoir, sans faire du montage, une petite pause entre chaque Bouquet. » Une bobine permet de filmer deux Bouquets et la cinéaste utilise le reste de pellicule disponible pour des génériques (ou pour tourner quelques images pour d’autres films). Entre le temps consacré au travail du film et la quantité de pellicule, sa démarche relève d’une économie, d’une écologie, et d’une grande minutie. 

Depuis bientôt trois ans, la cinéaste travaille sur les deux mêmes bobines de trois minutes. Comment définir l’économie poétique de ce travail ? Rose Lowder a chargé ses deux Bolex EL avec chacune une bobine de 30 mètres, en juillet 2018. En février 2021, soit plus de deux ans après, les mêmes bobines sont toujours dans les deux caméras. La bobine n° 480, sur laquelle se trouve le Bouquet n° 37 tourné en juin 2018 est encore à l’intérieur de la Bolex EL n° 312231 car le Bouquet n° 38, commencé la même année, n’est pas encore terminé. Le Bouquet n° 39, commencé sur la bobine n° 486, a été filmé le 8, puis le 13 et le 24 juillet 2020, il est toujours dans la caméra car le Bouquet n° 40 n’est pas encore commencé. Tout en ayant été impressionnées plusieurs fois, lors de plusieurs passages, il reste sur la bande des parties vierges, des photogrammes disponibles.

Bolex H 16 EL

Le Bouquet n°38 a été tourné en 2019 à la ferme-auberge de Bachasson, près du Mont Gerbier-de-Jonc et des sources de la Loire.

Ferme auberge de Bachasson
Ferme de Bachasson Construction
Ferme-auberge de Bachasson

La cinéaste est revenue, durant l’été 2020, planter sa caméra agricole dans ce jardin pour offrir un autre Bouquet à ceux qui en prennent soin. Comme à chaque fois, l’endroit a été choisi avec une grande rigueur pour l’engagement écologique avec lequel la famille cultive ce lieu d’accueil et transforme ses produits. Un événement parcourt le Bouquet n°39 : la construction d’un nouveau bâtiment avec du bois local. La cinéaste a voulu filmer le transport, à la grue, d’une poutre jusqu’au toit mais l’action prend plus de trois minutes, plus longtemps qu’un Bouquet. La cinéaste a filmé en marche normale 3 ou 4 instants du trajet de la poutre en les espaçant sur la longueur de pellicule définie à l’avance pour un Bouquet. Entre, elle filme en bouchant l’objectif pour que la pellicule reste disponible.

Objectif et cache
Bobine
Rose Lowder utilise un bouchon d’objectif, et un mouchoir pour la visée, afin de protéger la prise de vue de la lumière et faire avancer la pellicule sans impressionner d’image.

Avec quoi tisser les images de cette construction ? Rose voulait filmer les ânes de la ferme mais ils se sont réfugiés dans la forêt à cause de la chaleur (26° à 1 360 mètres d’altitude en juillet 2020). Il a fallu que la cinéaste retourne à Bachasson en août pour filmer les ânes et recomposer ce petit monde car la mise en scène ne peut être qu’écologique : il n’était pas question de parquer les animaux sous le soleil trop piquant, de les attirer avec des carottes, mais plutôt de revenir quand ils choisissent eux-mêmes la bonne lumière pour être filmés. Rose Lowder choisit des jardins, c’est-à-dire des lieux cultivés : ce n’est pas la Nature, mais un rapport à la Nature qui est filmé et la caméra est envisagée comme un outil pour cultiver ce rapport. Comment ce jardin peut-il exister à nos yeux ? Si les possibilités mécaniques de la caméra permettent au spectateur de voir le jardin comme personne, cette technique du regard qui prend en compte les automatismes de la caméra s’inscrit d’abord à partir d’une technique corporelle : Rose Lowder pratique le yoga très régulièrement pour développer une concentration et une perception qui lui permettent, ensuite, de travailler avec son outil à rendre la nature plus sensible à l’œil et que l’on remarque sa beauté. Cette expérience du monde visible nous rappelle que la Nature est fragile (les coquelicots sont les fleurs les plus sensibles à la pollution) et qu’il faut y prêter attention, que la nature existe, qu’elle résiste et, face à elle, on se sent exister.

Si la durée de chaque Bouquet est relativement brève, leur composition renferme paradoxalement une succession de strates d’espaces temporels saisis et impressionnés, de manière non-linéaire, qui restituent la richesse du cycle de la nature, comme de celui du temps nécessaire à la découverte. Vêtue d’une vieille veste d’ouvriers dont les nombreuses poches permettent d’emporter avec soi tout un petit attirail (les crayons, pour dessiner les partitions, des pinceaux pour nettoyer la caméra), Rose Lowder se déplace comme une peintre, équipée de son trépied, de la Bolex, d’un timer.

Boîte à trucs
Crayons
Pinceau
Petit matériel

Mais, à la différence de la peinture, les images descriptives deviennent impressionnistes parce qu’elles sont prises dans un automatisme mécanique envisagé poétiquement. Alors qu’Apollinaire, amateur de Pantoum, appelait ses pairs à « machiner la poésie», la poésie se décompose, s’analyse, et se compte en heures de travail. Paul Valéry considérait que les poèmes ne sont pas des miracles mais des « monuments d’intelligence et de travail ». En développant des valeurs de précision, de minutie, de parcimonie, Rose Lowder transforme la Bolex en un « appareil enregistreur d’enthousiasmes ». L’enclos du jardin devient le monde du film et un paradis que la cinéaste magnifie en mettant en relation les mouvements du cinéma avec ceux du vivant pour célébrer, grâce à un mécanisme merveilleux, le prodige quotidien d’un génie naturel et commun. Rose Lowder « politise son émerveillement » à travers une émotion esthétique, comme nous y invite le philosophe Baptiste Morizot. Si le Bouquet ne nous renseigne pas sur le choix de ce lieu, ni sur la militance de la cinéaste ou des paysans, Rose Lowder filme avec l’énergie du monde qu’elle veut défendre et travaille à tisser des relations avec sa caméra afin de rendre la politesse à ce cosmos naturel. 

Photographies : Vincent Sorrel
Ces photographies ont été prises à la Fondation Van Gogh alors que la cinéaste participait à l’exposition La Complicité (commissariat : Bice Curiger et Julia Marchand, du 27 juin au 13 septembre 2020, Arles).

1  Caméra H 16 RX de 1964 (n° 208587).
2 À propos de l’archéologie de la boîte à musique : Yves CITTON, Médiarchie, Seuil, 2017.
3 La règle absolue et inévitable du Pantoum (…) veut que, du commencement à la fin du poème, deux sens soient poursuivis parallèlement, c’est-à-dire un sens dans les deux premiers vers de chaque strophe, et un autre sens dans les deux derniers vers de chaque strophe (Théodore de Banville, Petit traité de poésie française, 1881, p.245).
4 Caméras Bolex EL n° 312231 (1987) et 313142 (1998) ainsi que l’objectif Kern Vario-Switar, 12-5-100, à focale variable, fabriqué en Suisse pour Paillard.

Vincent Sorrel est cinéaste, enseignant et chercheur à l’Université Grenoble-Alpes.