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Cahiers du Réel #4 - Matinale Démontage d'un montage

SOY LIBRE : DÉMONTAGE D’UN MONTAGE

Par EVA MARKOVITS, LAURE PORTIER ET XAVIER SIRVEN

Maison de la Poésie, 15 mars 2022

Soy libre est sorti en salles aux mêmes dates que la tenue du festival en mars 2022

Résumé du film :
Arnaud, c’est mon petit frère. Un jour, je me suis rendu compte qu’il était déjà grand. Il est né là où on ne choisit pas et cherche ce qu’il aurait dû être. Libre.

EVA MARKOVITS

Je travaille pour Périphérie, association qui soutient la création et la diffusion du cinéma documentaire. Au cœur de notre activité, nous avons une résidence de montage images « Cinéastes en résidence » qui accueille chaque année une dizaine de projets. Le film de Laure Portier  Soy libre a bénéficié de cette résidence. Avec Xavier Sirven, Laure a passé à peu près huit semaines chez nous, fin 2020, début 2021.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, quelques mots pour vous présenter. Laure, tu as fait tes études à l’INSAS, à Bruxelles, en section Image. Tu as été et tu es encore assistante caméra pour des longs métrages de fiction. En 2019 tu as réalisé un premier moyen métrage Dans l’œil du chien, qui a été sélectionné à Cinéma du réel, où il a été lauréat du prix du court métrage. Soy libre est ton premier long métrage. Xavier, tu es monteur image et cinéaste. Tu as fait des études d’ingénieur, tu as été acteur, puis tu as intégré la Fémis en 2007, en montage. Tu as réalisé plusieurs courts métrages et, actuellement, tu développes ton premier long métrage. Soy Libre est votre première collaboration. Le film est produit par Gaëlle Jones dans sa société Perspectives Films. Il a été sélectionné dans de nombreux festivals internationaux. D’abord à l’ACID Cannes, puis aux Champs Elysées Film Festival, à Angers, à Taïwan… et reçu aussi un certain nombre de prix. Il est sorti en salles le 9 mars 2022, distribué par Les Alchimistes Films.

Nous allons tous ensemble revenir sur le travail de montage du film mais avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerai revenir sur la genèse du projet, puisque le film a cette particularité d’être un projet au très long cours.  Laure, tu as filmé ton frère Arnaud pendant quinze ans, entre 2005 et 2020. Peux-tu nous raconter quelles étaient tes intentions lorsque tu prends ta caméra en 2005 ?

LAURE PORTIER

En effet, le film s’ouvre avec une image « d’archive » qui date du premier moment où je le filme. Ce sont les vacances, on se retrouve. Moi, je suis en école de cinéma ; lui en Centre Éducatif Fermé. Nous avons l’idée de faire un film ensemble, de nous retrouver autour d’un projet de cinéma. Nous filmons deux heures, deux heures de rushes que je garde et qui sont notamment les images où je suis derrière lui en scooter et où on discute sous le porche. Et puis, plus rien jusqu’en 2012. Là, je l’attends à sa sortie de prison et il y a quelque chose de plus affirmé qui vient remettre en place l’idée de faire un film ensemble, et qui veut dire travailler, écrire un scénario, et puis, par la suite, entrer en production et avancer. La dernière fois que je le filme, ce sera en août 2019. Ensuite il n’y aura plus que des images qu’il aura tourné lui-même et qu’il m’enverra jusqu’en septembre 2020)

EVA

Peux-tu nous rappeler le parcours de production du film?

LAURE

J’ai écrit un premier texte que j’ai soumis au CBA à Bruxelles pour une aide aux repérages. C’est avec cet argent que j’ai filmé les images à Marseille. J’ai ensuite fait une demande d’aide à l’écriture en 2013. A partir de là, je ne peux plus déposer de dossier toute seule, je vais donc entrer en production, ce qui m’incite à réécrire, jusqu’à obtenir en 2016 l’avance sur recettes avant réalisation.

EVA

Comment as-tu appréhendé l’écriture du film ? 

LAURE

A posteriori je dirais que ce temps d’écriture a été morcelé. Quand je ne tourne pas, j’écris. Je me nourris de ce que j’ai tourné, de ce que je voudrais tourner. Beaucoup de scènes sont écrites, j’imagine ce que j’aimerais tourner, ce que je n’ai pas encore et ce que je n’aurais jamais. La grande difficulté, c’était d’envisager la fin.

EVA

On va y revenir. Peux-tu nous raconter comment les images que tu tournes évoluent au fil de toutes ces années. Parce que parallèlement à ce projet, tu travailles sur plusieurs films d’autres réalisateurs et tu réalises Dans l’œil du chien. Y a-t-il une correspondance entre l’évolution du film et les projets que tu mènes à côté ?

LAURE

Ce qui me nourrit le plus, c’est l’écriture, j’ai beaucoup apprécié la contrainte de l’écriture. Je n’aurais jamais fait ce film si je n’avais pas eu ce temps de réflexion, de définition. Et puis Arnaud avait toujours une longueur d’avance, il m’obligeait à construire quelque chose, il fallait se donner rendez-vous.

EVA

Quelles caméras as-tu utilisé ?

LAURE

Il y en a plusieurs. La toute première est une PD150 que j’avais emprunté à l’école. Après, je me suis achetée un 7D avec laquelle je vais faire les deux films. Au Pérou, je m’équipe d’une caméra qui fait de plus belles images, mais en fait je n’en fais rien. En tant que technicienne, j’aime me sentir encombrée d’une caméra, c’est mon outil. A la fois je suis cachée derrière et je ne peux pas courir après n’importe quoi.  Elle me permet de me focaliser sur ce que j’ai en tête et de rester concentrer.
Et puis, il y a la caméra d’Arnaud, une HDV grand public, mais quand même de qualité.

EVA

Laure, peux- tu nous parler de ta rencontre avec Xavier ? C’est un projet que tu as porté seule pendant longtemps, et je crois que cette rencontre a été déterminante. Que cherchais-tu chez la personne qui allait t’accompagner au montage ?

LAURE

J’appréhendais beaucoup le montage, le fait de livrer ma matière et de me confronter à un autre. Mais ce qui me faisait le plus peur, c’était l’idée de rester douze semaines avec la même personne dans une pièce. Je n’avais jamais vécu une telle expérience. J’étais très inquiète. Comme c’est un film qui s’est fait sur de très longues années, j’avais évidemment rencontré pas mal de personnes, d’autres monteurs et monteuses que Xavier, et je ne savais pas exactement ce que je cherchais sinon quelqu’un qui ait l’expérience du montage de films de fiction autant que de documentaires.

Mais cela ne fait pas la rencontre. Lorsque j’ai rencontré Xavier, je me suis dit qu’il plairait humainement à Arnaud. Que ces deux-là pourraient bien s’entendre, au point même de se lier contre moi sur certains points de vue. Ca m’a beaucoup rassurée, parce qu’Arnaud ne serait jamais en salle de montage avec nous et que, sans l’avoir vraiment exprimé ni même tout à fait pensé avant, je cherchais quelqu’un qui ne jugerait pas Arnaud.

EVA

Xavier, comment est-ce qu’on travaille sur un projet aussi intime ?

XAVIER SIRVEN

Première chose, sur ce genre de projet très personnel, on risque de parler plus psychologie que montage. Forcément quand on débarque comme monteur sur un film comme ça, on débarque dans un bain chargé d’histoires. Si Laure a peur de passer douze semaines avec quelqu’un qu’elle ne connaît pas et être dans une sorte de rapport intime qui peut être oppressant, moi, je vais passer douze semaines dans l’univers mental de quelqu’un d’autre. La question qui se pose : vais-je avoir du désir pour les images, pour les personnages ? Évidemment, il faut que j’apprécie la personne qui porte le projet, mais surtout, est-ce que ce film va me porter, me transformer un peu ? Quand Laure me parle, il y a un truc, comme vous l’entendez là, elle ne rigole pas. Elle est intensément, sérieusement impliquée dans son film. Et ça, indépendamment de ce qu’elle dit – je ressens que c’est puissant. A ce moment-là, je n’ai pas encore vu Dans l’œil du chien mais ma compagne l’a vu et en est revenue avec des mots très très puissants. Donc je me dis d’accord, il y a cette fille qui dit des trucs et qui a l’air intense. Il y a un feu là-dedans, qui va d’emblée me parler. Ensuite il y a la question d’Arnaud. La première fois qu’on se rencontre physiquement, c’est d’Arnaud dont elle me parle, et elle me dit à demi-mots : mon frère, si t’y touches t’es mort.

LAURE

Je me souviens, j’ai dit : on peut rire avec lui, jamais de lui.

XAVIER

Il y a une manière de dire : je veille au grain. Je suis là pour défendre Arnaud. Il y a un besoin de justice, un besoin de remettre de l’amour là où il n’y en a pas eu assez. Ça passe entre les mots. Elle ne va évidemment pas le dire comme ça. Moi, forcément, ça me parle très fort immédiatement lorsque nous nous rencontrons… Je fais un peu d’astrologie et pour moi Arnaud de manière hallucinante occupe deux pôles contradictoires. Il ne boit pas d’alcool, il est végétarien, il respecte un code moral hallucinant et en même temps c’est un caïd. Tout de suite, c’est pour moi un projet de film fou dans lequel j’entre avec cette première idée forte.

LAURE

L’alliance se fait là-dessus. Sans doute parce que  Xavier fait de l’astrologie, il a une part très ésotérique qui vient se positionner aux côtés d’Arnaud. C’est comme s’ils utilisaient un vocabulaire commun à eux deux et partageaient un intérêt dans la vie ; un endroit où moi, je suis plus pragmatique. En même temps, Xavier a une méthodologie de travail et une force d’endurance au travail. Moi, j’étais épuisée en fin de journée, là où j’avais l’impression qu’il pouvait rester encore des heures devant l’écran. C’était très rassurant pour moi. D’autant plus que c’est un très bon technicien. L’entrée dans le travail a été très facile.

XAVIER

C’était effectivement une équation un peu bizarre. Laure a tourné ce film et on avait dix ou douze semaines pour le monter, même pas une semaine par an. Je me suis dit : ça va être galère de se retrouver avec tant de matière, tant de travail psychologique, une histoire familiale à ingurgiter avec un trajet, Arnaud. Douze semaines ne vont pas suffire, c’est impossible. Comment vais-je amener cette personne qui porte son film depuis quinze ans à le clore en douze semaines ? Il en faudrait 18, peut-être même 30.

D’emblée avec Laure, on a pensé qu’il fallait qu’elle commence toute seule. Je n’aurais pas l’opportunité de regarder les rushes de bout en bout. Laure devait faire déjà une sorte de pré-sélection, pour qu’ensuite, je puisse commencer à rentrer dans la matière. Elle avait d’ailleurs déjà commencé à travailler, à monter la séquence du scooter brûlé qui donnait un court métrage de 30 minutes. Pendant cette période, on se retrouvait toutes les trois semaines pour qu’elle me montre les rushes sélectionnés et on a commencé à déplier le film. Ce qui fait que quand la première journée de montage est arrivée, je connaissais Arnaud, je connaissais la matière, et on avait déjà ciblé les problèmes auxquels nous allions être confrontés.

LAURE

Ce qui a représenté deux mois de travail pour moi.
J’ai essentiellement travaillé sur la timeline, dans des chutiers, afin de me repérer dans la matière et apprendre à mettre à la poubelle. Le deuil de la matière, qu’on fait normalement à deux, je l’ai fait toute seule Pendant tout le temps de ce travail il ne s’agissait pas pour moi de monter des séquences mais d’organiser une matière. Je rassemblais les images par thème et je racontais le film à Xavier. En même temps, je racontais la chronologie du réel : que s’est-il passé en telle année ? pourquoi on est là ? etc. Et avec cela, Xavier a fait une carte mentale.

EVA

Pour dérusher, tu t’es attachée à cette chronologie ?

LAURE

C’est une méthodologie mise en place par Xavier pour ce qu’il appelle les « semaines fantômes”. Le point de départ, c’est 80 heures de rushes. Lors de nos rendez-vous on regardait un peu les images, mais je lui racontais surtout ce que je voyais dans les séquences, ce qui m’intéressait. Je lui racontais le film que je voulais faire, ce que j’avais envie de faire. Je lui ai aussi montré ce film Gigi, Monica… et Bianca,1 ainsi que Le cœur battant,2 que je lui montre, je crois, pour des questions de temporalités. Gigi, Monica… et Bianca est un film de Benoît Dervaux, qui est notamment le cadreur des Dardenne. C’est l’histoire de deux enfants des rues qui vivent à Bucarest, qui vont devenir parents. Monica attend un enfant. C’est l’histoire d’une mue vers la maternité. Ce n’est pas aussi explicite que dans Soy Libre, le réalisateur n’est pas dans un rapport aussi frontal avec ses personnages – mais c’est ce film-là qui va me raconter que, quand on suit aussi longtemps des gens, à un moment, c’est eux qui mettent fin à la relation filmée. C’est eux qui disent  ”on arrête”. C’est beaucoup plus doux et plus calme dans Gigi, Monica… et Bianca, mais c’est ce film qui me l’a appris. C’est un film qui m’émeut dans son rapport au temps.
Et ces deux films – Le Cœur battant aussi – sont montés par Marie-Hélène Dozo. C’est la même monteuse et le même rapport au temps, je pense. Je pense que c’est au travers de ces films que j’intellectualise des attentes de temporalité dans le montage.

EVA

Et toi Xavier qu’attendais-tu de ces rendez-vous en amont du montage proprement dit ?

XAVIER

L’objectif de ces rencontres était de répondre à la question : où est le récit ? Il y a tout ce qui a été tourné, c’est familial, c’est intense, c’est fort, tout ça. Mais où est le récit du film ? Où est le chemin ? Et, est-ce qu’il y a un début et est-ce qu’il y a une fin dans ce que Laure a filmé ? Et bien  sûr, la question était  aussi pour moi d’ingurgiter ces quinze ans de rushes, à Marseille, au Pérou, en Belgique, à Niort… D’autant plus que lorsque nous commençons je crois qu’Arnaud vient de t’envoyer de nouvelles images ?

LAURE

Oui, on a commencé en novembre et c’est le moment où il m’a envoyé les scènes d’émeutes, mais aussi les images où il est avec sa compagne.

XAVIER

Le montage commence donc sous le haut patronage d’Arnaud. Il vient de dire à sa sœur qu’il a rencontré une fille, qu’elle est enceinte, qu’elle va accoucher mais qu’il ne veut pas rester avec elle, qu’il va partir. On marche donc avec lui, avec l’idée que la date d’accouchement correspondra à peu près à la fin du montage. On est dans une temporalité dictée : on sait qu’on va monter et qu’à un moment, peut-être, on aura des nouvelles d’Arnaud. Ce genre de situation, ça n’arrive pas souvent. C’était la première fois que ça m’arrivait. Il y avait un compte à rebours, et on avait cette possibilité  en tête tout le temps.

LAURE

C’est toute l’histoire du film.

XAVIER

Que va-t-il se passer lorsque cet enfant va naître ? Laure n’a pas de numéro de téléphone, ni d’email où contacter Arnaud – quand il envoie des images, c’est par des moyens compliqués – On ne comprend pas vraiment…. Mais on sait qu’Arnaud reviendra vers la fin du montage. Moi, il faut que je sois efficace, je n’ai pas beaucoup de temps. Il faut que je comprenne tout de suite la structure mentale de Laure. Alors on organise les rushes qui sont archivés de manière plus ou moins personnelle. On structure, il faut comprendre, cibler et identifier ce qui nous intéresse vraiment– ce qu’on fait rarement dans un film, parce qu’on commence par le début, on y va doucement, on attend un peu…  Là on n’a pas le choix : on doit tout de suite faire des choix de récit et laisser des scènes de côté. Mais on a un problème, et Laure l’avait dit d’emblée : « il y a un souci avec la fin ». Elle est allée le voir au Pérou, il ne voulait plus qu’elle le filme et le film s’arrête là. Assez vite, je lui demande de faire un pré-montage de cette fin, avec ce qu’elle a filmé au Pérou. Dans mon souvenir, je vois la fin du film mais effectivement, le souci c’est qu’il est dans la jungle, ils n’arrivent pas à se parler, elle le filme de dos, il apparaît, disparaît… C’est un peu chiant. On ne voit que des paysages, Arnaud n’est pas dans le plan. La seule chose à faire à ce moment-là, c’est de retourner dans les rushes. Un film se joue là : si on n’a pas un début et une fin, on n’a pas de film ! Et un film, c’est aussi des conflits. C’est ce qui fait avancer les personnages. Laure et Arnaud, c’est du conflit même s’il y a de l’amour. Or dans les images qu’elle me montre du Perou je ne vois pas ce qu’elle me dit, je ne vois pas qu’Arnaud ne veut pas être filmé. Moi, je vois juste un mec qui marche de dos et une nana qui le suit.

LAURE

Parce que, vu que je devais faire un tri, je n’avais pas mis toute la matière à exploiter.

XAVIER

C’est pour cela que je voulais tout revoir. Et c’est là qu’on est tombé sur ce moment où ils s’engueulent, avec la caméra par terre et Laure qui dit à Arnaud que c’est n’importe quoi, qu’elle est venue pour le filmer et que c’est important ce qu’ils font là. Et puis d’autres paroles que nous n’avons pas gardées mais qui sont absolument géniales, puisque c’est du Laure à 3000%. Laure s’énerve et lui dit qu’il voyage avec l’argent de l’héritage, l’argent des morts. Et elle coupe la caméra. On a là une vraie séquence, quelque chose qui se raconte. Il y a une densité familiale, un frère, une sœur, des morts, de l’argent. Et juste après, il y a un combat. « Je veux te filmer, tu ne veux pas que je te filme, et je ne vais pas m’arrêter là. »

EVA

Vous avez donc travaillé l’ensemble du montage du film à l’aune de cette fin que vous avez trouvée à ce moment-là ?

XAVIER

C’est quand on a mis le doigt sur cette séquence que le film est trouvé. C’est l’histoire de comment cette fille filme son frère, jusqu’au moment où il y en a un qui dit : « Mais va te faire foutre, c’est fini. » Et ce n’est pas juste Arnaud qui dit qu’il en a marre, ils ont tous les deux terminé leur trajet. Et là, on a un récit.

EVA

Autour de ce nœud il y a plusieurs couches : la couche « portrait d’Arnaud », la couche « relations frère-sœur », la couche « filmeur-filmé », et aussi le fait qu’à un moment donné, Arnaud devienne filmeur. On va revenir sur tout ça.
Je sais que vous avez mis en place une méthode de travail, vous m’aviez parlé de cartographie, du fait que vous travailliez aussi à partir d’une transcription des dialogues du film…Donc, avant de projeter un premier extrait, pouvez-vous nous nous dire un peu ce que vous avez mis en place quand vous entrez dans la salle de montage suite à ces rendez-vous de préparation ?

XAVIER

Ce qui est génial avec Laure, c’est qu’elle sait ce qu’elle veut. Donc on est parti sur un film où des choix ont été faits. On va donc faire un visionnage de rushes très actif, avec plusieurs points d’entrée. Je vais effectivement réaliser une carte mentale et géographique, juste pour comprendre à quelle époque on se situe, où vit Arnaud, ce que Laure fait à tel ou tel moment – tout ce qui est autour des rushes. C’est une manière pour nous de déployer l’univers.
Ça veut dire, très concrètement, que je dessine une frise chronologique et une carte géographique où je consigne tous les endroits, tous les moments. Je fais même un dessin de la maison d’enfance de Laure. Une carte de la maison familiale, et elle me raconte comment ils vivaient, comment ils occupaient l’espace. Ça n’a rien à voir avec le film, mais c’est une manière de rentrer dans l’histoire familiale.

LAURE

Tu vas également intégrer – sur Da Vinci- tous les dialogues en y associant des mots clés qui répondent à un code couleur. Comme ça, on peut travailler les plans les uns par rapport aux autres. Il y a par exemple une couleur qui correspond à la relation frère-sœur. Je n’assume pas du tout ce qui est dit, la dimension psychologie familiale. (Rires), j’ai toujours l’impression qu’il s’agit d’autre chose, mais j’entends que ce n’est pas vrai du tout, évidemment. Xavier, à côté de moi, m’aide à l’assumer. Je peux mentir partout, sauf dans cette salle.
Ça fait partie de ce que j’appelle l’hyper-méthodologie de Xavier. Il recentre le travail. C’est très chronophage, laborieux d’écouter tous les dialogues, de les retaper, de trouver le bon mot clé, d’y associer une couleur… mais je lui fais confiance et je me dis que ça va nous servir. Et effectivement, c’est le cas, notamment au moment où il va falloir tout remettre en miroir. Tes yeux font des associations de couleurs, ce n’est même plus intellectualisé.

XAVIER

On ne peut pas revoir 20 fois les rushes, donc quand on les voit, il faut qu’ils nous impactent. Cette méthode permet de lever les enjeux. A chaque fois qu’on visionne, on identifie : ces images parlent du père, de la mère, de la violence, de l’histoire familiale, de la relation frère-soeur. À force de mettre ces marqueurs et ces mots clés, on repère les enjeux, ça éclaircit non pas le contenu mais le sous-contenu.

(Projection de l’extrait n°1)

Ce sont les premiers plans du film : Arnaud de dos sur son scooter de nuit  puis un dessin qui date de 2007 :
– Arrière plan d’une cité en feu , des voitures de police et Arnaud en premier plan, cocktail molotov en main, il pleure – On voit ensuite un scène datant de 2005, Laure et Arnaud sous un porche de la cité. Il s’adresse à la caméra et parle de la prison.

Intervention de la salle

Je voulais poser une question à propos des dessins qui, j’imagine, sont faits par Arnaud et qui interviennent tôt dans le film. À quelle étape avez-vous décidé de les inclure ? Ainsi que la musique qui me semble jouer un rôle important.

LAURE

Les dessins ont toujours été inclus dans le film, dès l’écriture et je m’en servais pour illustrer mes dossiers. Mais je les ai filmés très tardivement. Je me demandais comment passer d’un objet bidimensionnel à des images animées ? J’étais assez inquiète et étrangement, ça n’a pas été si compliqué. Quand je l’ai fait, j’étais prête à poser mon regard dessus pour nourrir le film. Le tournage était terminé, je n’allais plus jamais filmer mon frère, donc j’étais prête. Quand je pré-montais, avant de commencer à travailler avec Xavier, le dessin était déjà l’entrée dans le film.
J’avais demandé à quelqu’un que j’aime beaucoup, Félix Blum, de faire des paysages sonores sur les dessins pour essayer de répondre à la question : comment est-ce qu’on met ces images en cinéma ? En fait je me suis rendu compte que ça les aplatissait.

XAVIER

On a posé la musique très vite. C’était encore une manière de gagner du temps.

LAURE

Et de se nourrir ! Sans pour autant la garder dans le film. La question était de savoir quelle musique allait nourrir Arnaud, et le film. J’y pensais beaucoup au moment de l’écriture, mais je ne l’avais jamais concrétisée dans mes premiers montages, je n’avais pas posé de musique. Parfois, en écoutant des choses, je pensais à Arnaud. Et je suis arrivée au montage avec tous les Stabat de Vivaldi.

XAVIER

Elle n’est pas venue avec de la musique pop, elle est venue avec des Stabat Mater, de Pergolèse et de Vivaldi. Ça donne tout de suite la direction. Ce film social avait une dimension héroïque, mythologique. Ce frère en impose et c’est cette grandeur que Laure souhaitait mettre en scène.

LAURE

Comme beaucoup de choses dans le film, j’ai essayé d’évincer Vivaldi. Il y avait un côté trop grand, trop orchestral. Il fallait rester au niveau de la relation frère/sœur. Le compositeur Martin Wheeler va intervenir pour rendre le récit un peu plus terrestre, mais je ne parvenais pas à me débarrasser de cette musique. Jusqu’à assez tard, même après le montage image, j’ai essayé, j’ai lutté. Impossible. Et je suis très contente de l’avoir gardé, évidemment.

XAVIER

Vivaldi nous a aidé à dérusher. On regardait les images, notamment celles d’Arnaud, en mettant aléatoirement du Vivaldi, juste pour voir ce que cela provoque, pour observer comment ça transforme la matière. Très vite, j’ai été sûr qu’on allait mettre du Vivaldi sur Arnaud.

LAURE

Moi, quand il faisait ça, ça me crispait. Je me demandais pourquoi il mettait de la musique sur mes images. (Rires)

XAVIER

(Rires) Et en même temps, elle m’envoyait des images avec Arnaud qui voyageait sur du Vivaldi. C’est vrai que c’était génial, cette manière de faire, d’essayer. Tu as deux heures d’un mec qui marche comme ça, tu mets Vivaldi et d’un coup c’est hallucinant. Le mec, il ne marche pas, il vole, il flotte, c’est un héros. C’est vrai, c’est ça le montage. Qu’on le garde ou pas…

LAURE

Oui, ça transformait le regard qu’on portait sur lui. Je repense à ce moment où je filme Arnaud dans ma voiture. Il fait nuit, il regarde juste le paysage urbain. Il est mélo, il a l’air un peu tristoune. J’ai collé Vivaldi dessus et tout d’un coup, on plonge dans son regard, dans son intériorité. Après coup, évidemment, tu enlèves la musique, mais ce que tu as perçu, tu vas essayer de le garder. Même si ce n’est pas ce plan, tu vas rechercher cette impression-là dans d’autres plans ou dans l’association avec d’autres plans. Et parfois, tu enlèves même le texte, les mots – moi je voulais juste que les gens regardent ses yeux.

XAVIER

L’enjeu, puisqu’il fallait aller vite, c’était de comprendre comment regarder les rushes. En travaillant les images, les mots, en les associant de manière un peu absurde, on peut mettre le doigt sur le sentiment qu’on recherche. Ça aide à monter la séquence. 

LAURE

Je voudrais revenir sur quelque chose. J’ai l’impression d’avoir été assez fidèle au scénario initial malgré les péripéties. Une fois qu’on a trouvé la fin du film, cette fameuse fin qui met en relief la relation frère-soeur, on est très vite arrivé – en trois semaines, peut-être quatre – à un objet de trois heures, peut-être moins. L’enjeu du montage avait été de trouver le film dans ce lien entre un frère et une sœur. Au départ, je pensais qu’il ne fallait pas que je sois dans le film, ou alors de manière un peu polie, maîtrisée, contrôlée. C’était une question d’ego. C’est là où intervient la « psychologie ». Xavier a dû attendre le moment où j’accepte mon personnage dans le film. Quand je disais tout à l’heure combien il a été joyeux quand il a découvert les rushes où on se prend la tête, moi, à ce moment-là je me dis : « on ne va pas mettre ça dans le film ». Pourtant, maintenant, a posteriori, je me dis que c’est ça que je cherchais. Ce sont des choses qui sont justement venues parce qu’on s’est rendu compte qu’en fait, plus la grande sœur était là, plus il y avait un axe par lequel regarder Arnaud. Le rapport empathique des spectateurs au personnage va plus vite. 

XAVIER

Moi, ça m’enthousiasme de revoir ce début, puisque ce n’était pas ça du tout au départ. Il y avait le dessin et une autre séquence : sa sortie de prison. Elle était dans une voiture avec lui, il lui expliquait qu’il avait demandé le bracelet électronique et que ça avait été refusé. Il y avait cette violence. Ça commençait comme ça. Ce qui a permis d’écrire le montage, c’est finalement la première image du film : elle qui est derrière lui sur le scooter et qui crie quand ça secoue. Ce cri-là, c’est un cri direct. La personne qui filme est mise physiquement en jeu dans l’image, elle est en danger – elle se met en danger – et on l’entend. Après, ce qui va prendre du temps, c’est qu’effectivement on veut, comme tout le monde, gommer les éléments qui ont l’air à côté du film. On va donc enlever tous les moments où elle parle à Arnaud. C’est vers la fin du montage, une fois qu’on a vu que le marqueur de la relation frère-soeur était central, qu’on s’est décidé à aller chercher tous les moments qu’on avait initialement gommés.
C’est là le bénéficie de notre méthodologie. On a récupéré tous les petits mots et on les a mis à certains endroits. On a passé un temps fou à se demander comment intégrer le dessin. Est-ce qu’on fait un zoom avant ? un zoom arrière ? Est-ce qu’on fait plusieurs plans avec des détails du dessin ? J’ai l’impression qu’on a passé des jours et des jours à se questionner là-dessus. On ne veut pas décrire le dessin, on veut dire : c’est un regard, un regard qui pleure. Et ça, pareil, on l’a trouvé un petit peu à la fin. On a directement enchaîné avec une nouvelle strate, la personne qui filme, elle ne laisse pas dire n’importe quoi à celui qui est filmé. On met en jeu directement la question : qui décide ?
Quand Laure dit « Nano enchaîne » – ce n’est plus Arnaud, mais Nano – il s’agit de comprendre que la personne qui filme, c’est sa soeur. Ça se confirme avec la discussion quand elle dit « Mais ta mère, c’est la mienne. » C’est l’écriture de la relation et ce qui va se déployer, c’est cette question : qui a le pouvoir de décider ce que raconte le film ? Arnaud ou Laure ?

EVA

Ce début pose déjà quelques enjeux, pas tous, mais quelques- uns. Il y a aussi une ellipse temporelle. On voit qu’on fait un saut dans le temps, et c’est quelque chose qu’on retrouvera tout au long du film.

Intervention de la salle

Comme vous parlez de scénario et aussi de l’écriture au montage, je me suis demandé si, au début, quand vous avez pris la caméra pour filmer votre frère, vous aviez déjà une idée de ce que vous alliez filmer ? Que s’est-il passé entre le moment où vous avez pris la caméra et le moment où vous vous êtes dit qu’il fallait monter tout ça ?

LAURE

Il y a le moment en 2005, ce qu’on vient de voir ici, où là, il n’y a rien de pré-écrit. Je viens de rentrer à l’école de cinéma, j’ai juste envie qu’il vienne avec moi faire des films. Je vais l’emmener sur les films de fin d’études ; de quoi me rendre compte que ça ne lui plaît pas du tout qu’il n’en a rien à foutre de faire le clap. Tout ce qui me plait dans le cinéma, la fabrication, le rapport laborieux, besogneux, ça ne l’intéresse pas. Il a un rapport plus spontané à la vie, plus lié au plaisir.
Après il y a 2012, quand il sort de prison, et là c’est : « On va faire un film ensemble. ». Ça veut dire : on va la raconter ton histoire, et on va la transformer, on va en faire autre chose. J’ai beaucoup plus d’assurance. Je lui fais une promesse que ce film ira sur un grand écran. Il y croit tout de suite. Je vais passer un début d’été à filmer à peu près tout et n’importe quoi, des rushes qui ne sont même pas arrivés sur le banc de montage. C’est ce que j’avais appelé « les jeunes » : je le filme, il fait du graff. Aucun intérêt, je ne l’ai jamais même dérushé. Il disait aux gens : « Ne faites pas gaffe, ma soeur fait un film qui finira dans les cinémas d’art et essai. » Mais du coup, la promesse est déjà là, quand j’entends ça, je souris, il me fait confiance. Ces rushes partent à la poubelle, mais par contre, il y a des choses qui se mettent en place. Je ne sais pas encore très bien ce qui m’intéresse, je suis juste sûre qu’il y aura le scooter : l’endroit où je prends le plus de plaisir avec lui. Bizarrement, quand je monte sur son scooter, qu’il n’a pas de casque et qu’on va à fond la caisse, je prends un plaisir dingue à le filmer. C’est clair que dès le départ, en écriture, il était question de la trajectoire d’Arnaud. C’est nourri aussi par les films des autres, les films que j’ai vus. La mue en cinéma me plaît – elle ne plaît pas qu’à moi d’ailleurs. Puis l’écriture va cibler des choses, une manière de regarder Arnaud, sa solitude. Des enjeux scénaristiques se mettent en place. Donc après, quand je vais filmer, je vais vers ce qui m’intéresse. Puis, lui aussi m’emmène vers ce qui l’intéresse. Et ça, on l’a maintenu jusqu’au bout.
L’enjeu du montage a été aussi de débusquer ce que je voulais cacher. Quand je parlais de l’action, certains éléments m’intéressaient d’abord parce qu’ils remplissaient un devoir narratif. En fait, on se moque de ce que fait Arnaud, c’est comment il le fait et comment je le regarde faire. 

Intervention de la salle

Mais quel a été l’élément déclencheur, ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire. Par exemple est-ce que c’est la prison ?

LAURE

Non. C’est une envie de raconter des histoires avec lui. Le premier mouvement, c’est le cinéma, le fait de raconter des histoires, puis raconter son histoire. Il y a quand même un truc de répondre à une injustice, de venger ce petit frère, d’en découdre avec quelque chose.

EVA

On va regarder un deuxième extrait, ce sont les images d’Arnaud. C’est la première fois dans le film qu’on voit ses images. Avant de projeter l’extrait, est-ce que tu peux juste nous raconter comment Arnaud se retrouve à prendre une caméra et à se filmer ?

LAURE

Je lui ai donné une caméra, mais pas nécessairement dans l’idée de nourrir le film. Les premières images qu’il me fournit sont celles qu’il tourne quand il se retrouve à la rue. Je reçois deux heures et demie de rushes qui racontent un événement sur lequel je n’ai eu aucune prise et qui m’inquiète. C’est un tourné-monté dans lequel il nous raconte ce qu’il vit. Je ne savais pas si ses images trouveraient leur place dans le film, je me sentais responsable de son engagement. Mais quand je les ai vues, j’ai senti qu’il dialoguait avec le spectateur. Il s’engageait. J’ai donc envisagé de les inclure, mais je ne savais pas comment. L’enjeu du montage a été de trouver une unité, d’éviter l’effet patchwork, de les déployer sur le temps, d’en faire des séquences, de laisser le temps aux spectateurs de se rendre compte que c’est Arnaud qui est à la caméra et que c’est à eux qu’il s’adresse. Même s’il transite par moi.

(Projection de l’extrait n°2)

Arnaud grimpe sur un muret pour jeter une paire de chaussures sur un fil électrique
Le film bascule alors  vers les images faites par Arnaud. Il est seul en Espagne.

EVA

À un moment du film, tu apparais à l’écran. Comment avez- vous pensé cette place ? Il me semble  que ça a été quand même pas mal de questionnements de ta part : jusqu’où tu allais, jusqu’où on t’entendait, jusqu’où on te voyait. 

LAURE

J’ai tout fait pour retirer ce fameux plan où on me voit. J’ai essayé de ne laisser que le son, j’ai essayé… Plus je faisais ça, plus Xavier ricanait, et à un moment, c’est devenu une négociation entre Xavier et moi, évidemment, mais aussi entre le film et moi, ou moi et mon égo. Me laisser apparaître  dans des endroits de fragilité et des endroits de force, c’est ce qui allait nourrir le film. Il me fallait juste du temps pour l’accepter et le comprendre.
Tout à l’heure Xavier citait l’exemple de « l’héritage, c’est l’argent des morts ». La question n’était pas que je dise ce truc horrible ou pas horrible, ce n’était pas ça. C’est que ça mettait en jeu les questions d’argent qui n’existaient nulle part ailleurs dans les rushes. L’introduire à la fin du film, nous aurait obligés à réinterroger le reste. Ce qui était impossible parce que je n’avais pas d’autre matière et que de toute façon cette question-là ne m’avait jamais intéressée.

XAVIER

En fait, ce qui est quand même assez rare, c’est que ce film est nourri de tout un inconscient qui s’exprime directement. C’est par exemple : je fais en sorte de faire le montage de mon film quand mon frère va avoir un enfant. Je le terminerai quand mon frère deviendra père. C’est inconscient. Il y avait une image, à la fin du film, qu’on a longtemps gardée mais qu’on a fini par enlever : ils sont dans cette forêt, Arnaud ne veut pas être filmé, mais Laure ne lâche pas. Ils sont dans un taxi, Arnaud parle avec le chauffeur en espagnol, elle ne comprend rien, elle essaye de s’incruster dans la conversation, de trouver sa place ; puis il y a une séquence où ils sont tous les deux dans la petite pension qu’Arnaud avait trouvée, une minuscule chambre avec un réchaud comme cuisine ; elle installe la caméra – mais elle oublie de mettre le son. C’est leur dernière image ensemble, on voit qu’ils font la gueule tous les deux.

LAURE

On ne peut pas se toucher. La pièce est toute petite, mais dès qu’il s’approche de moi, je suis là : « Vas-y, me touche pas. »

XAVIER

Arnaud est là à faire genre l’air de rien, à se mettre devant la caméra et à faire comme s’il n’en avait rien à foutre. Ça dure, mais il n’y a pas de son. Pourquoi Laure n’a-t-elle pas mis le son ? On fait quoi avec ça ? 
Cela raconte plusieurs choses : je le filme mais je ne veux pas que ce soit filmé, je le filme mais je ne veux pas que ce soit entendu. Indépendamment des histoires de tournage, on se dit : en fait, ce qui est super, c’est que cette image-là, c’est qu’elle supporte d’autres choses. J’en parle parce que cela nous a aidés à trouver la fin et à interroger la place de Laure. Il y a : je veux être dans le film, mais je ne veux pas être dans le film. C’est à partir de ces images qu’elle a accepté d’être dans le film et de revenir. Il s’agit de comment un frère et une sœur regardent la même chose, mais voient deux choses différentes. Ils veulent mettre en scène l’autre. Arnaud veut faire sa mise en scène, Laure veut faire sa mise en scène. Ils veulent raconter leur histoire chacun différemment.

LAURE

Cette étape est arrivée très tard, au cours de la 10ᵉ semaine du montage.

XAVIER

On a mis cette séquence tout de suite dans le montage.

LAURE

Et c’est ça qui a amené les messages WhatsApp.

XAVIER

On s’est dit : il y a une image vide de son qu’il va falloir remplir. On met de la musique, on met je ne sais pas quelle autre bêtise, jusqu’à un moment où on se dit : mais en fait, ce qui manque, c’est du dialogue. Laure me montre alors des textos qu’ils avaient échangés. J’en viens alors à lui demander si elle n’a pas des vocaux de lui, et elle sort tous les messages audios qu’ils se sont envoyés sur une dizaine d’années environ. Ce sont les messages qu’ils s’envoient quand Laure rentre en Belgique, et qui disent : la relation filmée est finie, mais la relation continue, et j’ai envie de savoir où tu es et Arnaud donne des nouvelles. Ce sont ces messages dans lesquels Arnaud dit ce qui se passe pour lui. C’est grâce à ce son manquant que ces messages ont été introduits dans le film et qu’on va écrire les WhatsApp.
À ce moment-là, la copine d’Arnaud n’avait pas accouché, et la  fin du film était celle-ci : Arnaud raconte à sa sœur que c’est trop galère, qu’il est parti, qu’il a abandonné la fille et qu’il n’en peut plus. Il raconte ça dans une station de bus, dans une autre ville. Le film s’arrêtait sur cet échec. 

LAURE

Il repart – comme un Sisyphe – et nous on repart avec lui pour un cycle, c’est triste. On restait sur le dernier dessin. 

XAVIER

Ce que raconte ce dessin, c’est un rêve qui ne fonctionne pas. On met en place cette fin : comment Laure cherche Arnaud, qui ne veut pas la voir. La présence de Laure est plus marquée, il y a plus d’images d’elle. En voyant l’extrait, là, j’ai un regret de montage : Arnaud – comme Laure –peut être hyper dur mais quand lui il appelle pour son appartement, il parle comme un petit garçon.
Mais pour Laure, on n’a que la partie dure, pas la partie molle, la partie tendre. Je repense à une phrase qu’on n’a pas mis : Quand Arnaud déménage au début du film, quand il jette toutes les affaires, il y avait une phrase superbe. Il prenait un papier, qu’il déchirait et qu’il foutait dans la poubelle, et Laure tu disais : « Mais tu déchires le manuel de ta caméra…» Elle le disait avec une telle émotion. À un autre moment, il jetait des pièces de monnaie . « Mais Nano, c’est de l’argent ! Tu peux pas jeter des pièces… » C’est des détails où pouvait s’exprimer le fait que le personnage de la réalisatrice était aussi fait de ces deux polarités-là aussi. Très dur et très tendre.

LAURE

On ne l’a pas dans le texte, mais je crois quand même qu’il y a nul doute sur une forme de tendresse dans le regard.

XAVIER

Oui, la tendresse du regard, on l’a. Mais la tendresse du personnage, la fragilité du personnage un peu moins.

Intervention de la salle

Comment s’est négocié le fait qu’Arnaud filme lui-même ? Comment ça s’est discuté entre vous, organisé ? Surtout, ce que je trouve vraiment frappant, c’est la qualité des images qu’il produit. Dans la scène d’origine, vous lui dites : « Tu crois que ça va aller sur Internet ? » Mais en fait, il ne fait pas du tout le genre d’image qu’on voit sur Internet. Il se met en scène lui-même d’une façon extrêmement singulière. 

LAURE

Ce qui me frappe en regardant ses images, c’est son rapport au découpage et au temps. Le temps du gros plan notamment. Quand il est dans l’ascenseur, c’est un moment de bascule du film. À partir de là, il n’y a plus que des enjeux de cinéma. Pour moi, avec ce plan, il y a nul doute sur ce qu’il est en train de fabriquer, sur le contrat qu’on vient de passer, en fait je n’ai pas besoin de lui demander. Il est en train de fabriquer le film. Il le nourrit. Quand j’ai dérushé seule, je n’avais pas assimilé tout de suite que c’était destiné aux futurs spectateurs du film en fait. Il n’était pas en train de faire un carnet de bord ou un journal intime qui serait entre lui et lui seul.

EVA

Xavier, comment t’es-tu emparé de ces images ? Parce qu’il y a un parti pris, que tu as évoqué, qui est celui de ne pas couper, de ne pas les disséminer.

LAURE

Il faut lui laisser un temps de parole. Un temps, justement, pour réaliser qu’il est en train de mettre en place des choses. Et des temps de cinéma. Après il a fallu monter dans cette matière, ressortir ce qui nous avait intéressés, nous avait ému, ce qui venait nourrir l’histoire, avec l’enjeu de définir le temps où l’on pouvait laisser le spectateur juste avec Arnaud, sans que j’intervienne. C’était ça. Autant je n’étais pas complaisante avec ma matière, autant je l’étais avec celle d’Arnaud. J’avais besoin d’être aidée, qu’on me dise : « Non mais là c’est bon, Laure, on passe à autre chose. »

XAVIER

Même si je l’ai fait quand même, un peu – de tronçonner les images d’Arnaud – ce n’était pas questionnable. Après, effectivement, il y avait le dosage. Le truc qui me sidère un peu quand je vois les images c’est que je vois à la fois un manuel sur comment vivre dans la rue et un film d’art. Pendant un long moment, je fantasmais un peu l’idée d’une installation avec cette matière, l’idée d’un film en soi. Je n’avais jamais vu ça, ce cut-up.  Il y a ce moment, qui dure au moins 30 minutes où il sort des trucs de son slip. Il sort à bouffer, des clés, des machins, des trucs. Et ça enchaine, et on le voit changer de vêtements. C’est un film d’art ! Tout en étant aussi le manuel de « ouais, rien à foutre ! » Il ne sort pas n’importe quoi, il sort des trucs bio, des trucs végé, des trucs bons, son lait de coco, tout ça.
Arnaud. il n’est pas n’importe qui, il me transforme. Et notamment le truc auquel je n’avais pas pensé – et on l’a monté – c’est quand il va cacher son sac et qu’il écrit « ne prenez pas mon sac, je suis à la rue ». Il filme tout ça, il descend, il re-filme de loin pour voir si on le voit. En fait, la caméra lui sert pour vérifier si son sac est bien caché. Puis après – ça, on ne l’a pas monté – il filme le nom de la rue pour se souvenir. Parce que la caméra, c’est son stylo, c’est comme ça qu’il va se souvenir de l’endroit où il a planqué son sac. Donc, c’est tout un tas de trucs malins. Tu sens qu’il est à l’aise avec ça.
La deuxième chose, ou troisième chose assez géniale dans cette matière c’est que l’on voit quand il va éteindre la caméra.  Je ne sais pas, c’est un peu des trucs intellos, peut-être, mais j’étais fasciné par ce réflexe de géomètre. La caméra lui permet de cartographier son territoire, elle est toujours au centre. Je sais, tout le monde fait ça, tout le monde revient éteindre sa caméra, a priori. Mais Arnaud, quand il revient, il raconte quelque chose.
Il y a cette image au Pérou– qu’on a gardé – quand il pleut et qu’il y a les chiens qui aboient. Il est au milieu de la rue avec sa chemise Tintin noire et blanche. C’est le truc assez génial d’Arnaud, c’est que dans tous ces moments filmés au Pérou, il met cette chemise improbable avec ses gros carreaux noirs et blancs, qui fait qu’on ne voit que lui. C’est de la mise en scène. Il aurait pu choisir des vêtements plus discrets. 
C’est « Où est Charlie ? ». Il y a ce moment où il va avec les chiens. Il pleut et il avance. Puis il se dit que son plan doit être fini. Il fait demi-tour, il revient et il se met la main sur la joue. On ne sait pas ce qui lui arrive, on a l’impression que d’un coup, il est hyper inquiet, qu’il est triste. Il a une forte émotion juste en venant éteindre sa caméra. Ça, on l’avait systématiquement en fait, à tous les moments où il vient éteindre sa caméra. Là aussi, je m’étais dit : il faut faire une carte. Mais ce n’est pas un film d’art, puisque c’est un film de relations. On ne peut pas enchaîner comme ça indéfiniment, malgré cette matière dingue.

LAURE

Sa caméra venait nourrir sa solitude. Par exemple, la scène du chien que tu racontes, en plus d’être très belle et en plus de faire référence à d’autres créations – je pense à Francis Alÿs –venait creuser une solitude. On ne l’aurait jamais eu sans ces images.

EVA

Oui, parce qu’il filme vraiment tout seul, il n’y a pas quelqu’un derrière la caméra pour filmer cette solitude.

XAVIER

C’est la mise en scène de sa solitude. Puisque c’est ça le sous-texte du film.

LAURE

Il n’y a plus de verbe, plus de mots pour en parler. Ce sont des temps de cinéma. On n’a pas besoin d’expliquer quoi que ce soit. Cet aller-retour et cette tristesse est mise en scène. Il est en train de vous raconter à quel point, il a été assez vaillant pour traverser l’océan mais cette solitude lui pèse. 

XAVIER

Effectivement, Arnaud met en scène. C’est la question de la représentation. À la fin, quand le film s’arrête, il y a plusieurs sous-textes : il a été au bout d’une relation avec sa sœur, il n’a plus besoin de se représenter en solitaire, avec le cœur brisé. Tout ça lui a servi mais il peut passer à une autre représentation de lui-même.
Ce que je voulais dire, c’est qu’il y a ces images qu’Arnaud a tournées, mais il y en a d’autres qu’il a tournées bien avant, quand il avait neuf ans, et que Laure m’avait montrées – qui sont des choses tournées avec une DV. On a une heure de matière où il se met en scène exactement de la même façon que ce qu’on voit dans le film. On retrouve les mêmes enjeux de répétitions, d’allers-retours. Deux choses étaient très frappantes, j’ai essayé de les mettre dans le film, mais Laure trouvait tous les moyens pour les faire sortir – et elle avait raison. Il avait tourné un film dans sa maison, où il se mettait en scène, solitaire, en train de manger ses céréales, en train de se brosser les dents. Comme s’il n’y avait personne, qu’il vivait seul dans un appartement, dans un paysage vide, dans une ville vide. Il n’y avait que lui et sa solitude. C’ était sa première écriture de sa représentation. Et à un moment, il la transforme.

LAURE

En fait, on a monté ces images et elles sont restées un temps dans le film – parce qu’elles racontent justement le temps passé, et que du coup, ça grandit le personnage – ça avait une valeur d’archives. Mais les enjeux du montage étaient de ramener à un présent de l’histoire. Ça ne faisait plus lien avec le film, je n’étais pas là, même pas à 300 mètres, même pas à trois kilomètres, j’étais à des centaines de kilomètres. On restait des mois sans se voir. Ces séquences intéressantes n’épousaient pas le film.

XAVIER

À partir d’un moment, on a compris que la caméra allait circuler entre le frère et la sœur. Ces images racontaient un autre récit, celui de l’histoire familiale d’Arnaud. Nous, on voulait se concentrer sur la relation. Partant de là, on a enlevé quasiment systématiquement tous les moments où Arnaud est avec quelqu’un d’autre, avec des amis par exemple.

Intervention dans la salle

À partir de quand avez-vous décidé qu’Arnaud se filme lui-même ? Est-ce qu’il y avait déjà une écriture de dossier avant ? Est-ce que ça a changé les choses ? Et j’ai une seconde question, qui est peut-être un peu plus personnelle. Quelle est votre relation avec Arnaud avant la création du film? Est-ce que vous étiez proche, est-ce que vous avez grandi ensemble ?

LAURE

Je réponds d’abord à la deuxième. Oui, j’ai même envie de dire qu’on est tellement proches qu’à un moment l’objet film permet de remettre un peu de distance. Nous rendre un peu plus frère et soeur, justement.
Et non, il n’y a pas de contrat de base avec les images d’Arnaud. Il n’y a rien d’énoncé, de contractuel. En fait il y a un investissement de part et d’autre. Il prend à bras le corps le fait qu’on est en train de faire un film ensemble, et en même temps, il vient résoudre ses problèmes. C’est comme ça que je lis sa matière par moment. Il a envie de raconter qu’il sait se démerder et qu’il sait voler mais il sait que je ne vais pas le filmer alors il le raconte, lui. Et c’est parce qu’il le raconte sacrément bien qu’on l’a monté. Mais il n’y a pas de requête. Même le dernier envoi d’images – qui se passe après notre engueulade où il me dit que « le cinéma, c’est superficiel » – il va quand même m’envoyer des images qui racontent la relation avec sa copine, et les émeutes. Il va continuer de filmer et de nourrir le film. Après, il y a des choses qu’il ne m’a jamais envoyées. Des choses qui appartiennent à sa vie. Il y a quand même une différence entre tourner des images pour soi et pour les autres.

(Projection de l’extrait n°3)

Arnaud va au chevet de sa grand-mère malade. 
Il est ému et énonce son rêve de vie

EVA

Il y a quelque chose qui est important à dire sur cette séquence, c’est qu’elle a à voir avec ton moyen métrage Dans l’œil du chien, puisque c’est un film que tu as fait avec ta grand-mère. Est-ce que tu peux juste nous dire deux mots sur Dans l’œil du chien pour ceux qui ne le connaîtraient pas, et aussi nous expliquer pourquoi c’était important, pour toi, de faire le lien avec ce film et donc de reprendre cette séquence dans Soy libre ? Qu’est-ce que ça raconte sur le personnage d’Arnaud?

LAURE

Dans l’œil du chien comprend les deux mêmes protagonistes qui sont ma grand-mère et Arnaud. Mais il raconte le lien entre elle et moi à la veille de sa mort. J’ai fini Dans l’œil du chien par des images avec mon frère, et je voulais les réintégrer… Mais je ne saurais pas dire « pourquoi exactement ? ». Je le voulais. Ce plan en est vraiment extrait directement de ce film, la stabilisation de la caméra, l’étalonnage, tout est là, il y a juste le son du chien qui a été retiré. Après, s’il n’avait pas trouvé sa place, j’y aurais renoncé… C’était quand même un désir fort de les réunir à nouveau. Peut-être aussi parce que je regarde trop Marvel avec mon fils et que je cherche toujours le lien entre les choses… 

EVA

Ce qui est très fort dans le montage, c’est évidemment le passage de la séquence avec votre grand-mère aux émeutes – et ce que ça raconte sur une possible énergie, une possible colère. Sur le fait qu’on passe d’un lieu à un autre, d’une géographie à une autre, d’une époque à une autre. Comment avez-vous construit ce passage-là ?

XAVIER

C’est le plan identique à Dans l’œil du chien. Mais dans Dans l’œil du chien, il n’y a pas tout le dialogue entre Arnaud et sa grand-mère. Dans Dans l’oeil du chien – et c’est très, très beau – Arnaud reste une figure muette. Il est vraiment juste comme la présence, à un moment, d’un homme. En plus, il y a des plans– qu’on a longtemps gardés dans le film, puis enlevés – où il est torse nu alors qu’il semble faire -4°C. Il est avec sa grand-mère dans le jardin, il lui caresse la main indéfiniment. C’est hyper fort. La seule jonction multiverse à la Marvel est vraiment dans ce plan-là, et cette séquence avec la grand-mère, elle nous a occupé longtemps justement. En la voyant, elle m’a semblé plus courte que ce dont je me souvenais, parce que ça dure longtemps en fait, c’est un long dialogue. Si je rentre dans la mécanique du montage en deux mots, il y avait cette infirmière qui parlait beaucoup. Et Laure a tout de suite dit : « On l’enlève. » Donc on efface toute la présence d’un être tiers, comme on a fait sur tout le reste. Elle n’existe pas. Ce qui compte, c’est Arnaud et la grand-mère. Après, on a aussi remonté un peu les paroles pour condenser l’ensemble. J’adore le regard caméra. Pour moi, la jonction multiverse se fait dans le regard caméra de la grand-mère. Elle regarde la caméra, elle regarde Laure, mais elle ne regarde pas une cinéaste.
Tu posais la question de la géographie et des jonctions temporelles. On aimait beaucoup le plan qui introduit la séquence de la grand-mère, avec un cul de voiture et Arnaud, au fond, qui rentre dans la maison. Ça rejoint une question qu’on a eu un montage, en projection, qui a été soulevé par  le cinéaste, Patric Chiha lors d’une projection de montage quant à l’organisation du temps et de la géographie. 

LAURE

Je ne voulais pas de panneaux, pas de cartons. Moi, la géographie, je m’en fous.

XAVIER

Moi je n’étais pas contre essayer les cartons… Mais Laure avait raison. C’était un parti pris. On n’était pas dans un montage explicatif, on était dans un montage émotionnel. La seule piste qu’on peut avoir, ce sont les culs de voiture, les inscriptions sur les immeubles et la coupe d’Arnaud. Il y a un raccord que j’aime beaucoup  et qui raconte bien ce principe : quand Arnaud part de France et se retrouve à Lima, il filme le palais de justice. C’est ça qui fait le raccord géographique. Ce n’est pas le film qui va dire « maintenant, il est là », c’est Arnaud qui décide de raconter où il est en filmant le palais de justice de Lima.
Dans le cas de cette séquence avec la grand-mère, on ne pouvait pas rentrer directement dans sa maison. On avait besoin de montrer l’environnement. On ne sait pas si c’est en France, en Belgique, mais l’environnement est là et le spectateur en a besoin. Après, effectivement, ce qui se passe au Chili et lors des émeutes – mais ça pourrait être n’importe où – c’est du montage émotionnel.
Un montage qui  est cyclique  : Arnaud va pleurer, crier. Il va pleurer, taper. Il va pleurer, détruire.

LAURE

C’est un mouvement de vie puissant et en même temps d’hyper-destruction. On est pris dans le verbe d’Arnaud qui énonce son rêve, et  à ce moment précis, j’ai besoin presque physiquement, en cinéma, de courir. Ce que raconte la séquence, c’est la trajectoire du saumon dans la rivière, sa remontée à contre-courant. La jonction entre les deux séquences doit être marquée.

XAVIER

C’est une manière de dire : « Je veux ça et je vais faire en sorte que ça n’arrive pas. Je vais me foutre dans la merde tout le temps. » L’écriture du montage met en avant le dualisme du personnage d’Arnaud qui rêve d’avoir une vie classique et qui adore détruire, mais en pleurant. C’est ça la première image du film, « Je le fais en pleurant. » C’est comme cela qu’il se met en scène. Ça peut paraître un peu théorique mais comme le dit Laure, on a besoin d’être un peu secoué. Quand on a vu la séquence avec la grand-mère, on a envie que ça pulse, et pour ça, on va droit au but.

LAURE

Le moment avec la grand-mère est évidemment plus long, et en termes de montage, c’est un objet épuré. L’enjeu de cette séquence a été de trouver l’essentiel. Il a fallu couper dans le texte, enlever du son, trouver le bon rythme et la bonne longueur. Il faut penser au spectateur. Qu’est-ce qui s’y joue ? On découvre Arnaud sensible, redevenu l’enfant de quelqu’un et il énonce son rêve.
C’est quelque chose que nous avons aussi travaillé au montage son et mixage : Arnaud est tellement ému qu’il renifle. Je voulais enlever un peu les reniflements pour obtenir quelque chose d’épuré. Même à l’étalonnage, on a éteint la lumière. C’est une information et en même temps une émotion, qui a vocation scénaristiquement à tuer le héros. Là, Arnaud est le petit-fils de sa grand-mère, et rien d’autre.

XAVIER

Pour revenir à la question de la place de Laure, il y avait beaucoup de matière avec la grand-mère et il y avait notamment une séquence très forte où la grand-mère discute avec Laure de la même manière qu’elle parle à Arnaud. Et Laure répond avec beaucoup d’émotion. Elles parlent de la famille, du rapport à la mère, au frère. C’était très puissant mais ça ne pouvait pas rester au montage, parce que cela déplaçait trop Laure par rapport à son rôle dans le film. C’était un autre film. Un film qui raconterait comment ça se fait que toi, tu fais des films, tu as l’air de t’en être à peu près sorti ? Et comment ça se fait que lui, non ? Parce qu’en miroir, l’histoire d’Arnaud, c’est ton histoire…C’est potentiellement la même histoire. C’est forcément intéressant, mais c’est un autre film.

LAURE

Moi, je ne pense pas que ce soit intéressant. Je pense justement que c’est ce qui est hors champ donne de la puissance au personnage, et c’est ça qu’il faut garder. 

Intervention dans la salle

J’avais une question sur la fin. Parce qu’il me semble que vous aviez dit que, finalement, le film était assez fidèle au scénario. Mais il y a cet élément de la fin du film…

LAURE

Le seul repère que j’avais, c’est le dessin, sur lequel il y avait une femme avec une grosse poitrine mais je ne savais pas qui c’était. Je comprenais seulement qu’il voulait rencontrer quelqu’un.

je n’osais pas l’écrire, mais il y avait quand même l’idée pour Arnaud de rencontrer quelqu’un et d’être assis ensemble à table. C’était ça, mon mot de la fin, sur le papier. Être assis autour d’une table.

XAVIER

On a oublié de raconter la réception du message d’Arnaud, quand son enfant est né. C’était une semaine avant la fin du montage, peut-être deux…
Ce moment qu’on attendait est arrivé. C’est-à-dire, on sentait que l’enfant allait naître. Et un soir, Arnaud a envoyé un WhatsApp à sa sœur. Heureusement, pas un WhatsApp écrit, mais un WhatsApp audio. Pour raconter que l’enfant était né. Il était 23 h, j’étais au lit quand Laure m’a envoyé le message. On a évidemment réécrit le film tout de suite, avec émotion. Ce qui génial là encore, c’est la mise en scène de l’événement que Arnaud semble guider : Arnaud n’a pas de téléphone, n’a pas Internet, et du coup, peu de temps avant la naissance de l’enfant, il se balade et tombe sur un mec qu’il connaissait de Marseille, un pote à lui. Il lui dit : « Qu’est-ce que tu fais là ? — Je suis en vacances. » Arnaud lui dit : « Viens dormir à la maison ! », soit à 30 heures de bus, et le gars dit d’accord. Il arrive le soir de l’accouchement, et c’est avec son téléphone qu’Arnaud enregistre le message et l’envoie à Laure avec deux photos.

LAURE

Il a l’art du mot de la fin, quand même, Arnaud. On en revient au début de notre discussion. Le côté ésotérique, presque chamanique de Xavier a permis de porter le film et d’accueillir ces croyances. C’est là où Arnaud et Xavier s’entendent. Il fallait y croire, pour que ça s’opère. C’est la rencontre entre eux deux qui fait que la dimension chamanique du film peut exister.


Les ateliers Démontage d’un montage, créés à Périphérie, sont l’occasion de revenir en profondeur sur les enjeux du montage des films accueillis en résidence.
Une conversation où cinéastes, monteurs et monteuses commentent des séquences et se remémorent paroles et réflexions qui ont guidé leurs choix dans l’intimité de la salle de montage.
Pour cette séance dans le cadre de Cinéma du réel, ont été invitées Laure Portier la réalisatrice de "Soy Libre" et Xavier Sirven le monteur du film.
Soy libre est le premier long métrage de Laure Portier dont le premier court-métrage "Dans l’œil du chien" a reçu le prix du court métrage de Cinéma du réel en 2019.