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Cahiers du Réel #3 - La loi sécurité globale et nous

Quelques propositions du comité sousveillances, en marge du cinéma

Par Le Collectif  "Comité Sousveillances"

A l’issue des manifestations du 28 novembre et du 5 décembre 2020 où nous sommes plusieurs à avoir subi des violences policières, nous écrivons un texte que nous faisons circuler entre ami.e.s : comment, alors que la manifestation est rendue impossible, continuer à se mobiliser ?

POUR LE MAINTIEN DU DROIT A MANIFESTER 

Dimanche 6 décembre à 8h30 sur France info, la présidente déléguée du groupe LREM à l’Assemblée nationale (Aurore Bergé) déclare : « Est-ce que ceux et celles qui manifestaient hier manifestaient vraiment ? Moi j’ai surtout vu beaucoup de casse, plus que de manifestants. Il y a une volonté de casse de la plupart de ceux qui manifestent ».

Nous sommes les manifestant.e.s et nous avons surtout vu l’organisation de l’impossibilité de manifester. 

Nous sommes les manifestant.e.s et nous avons surtout vu une désinformation générale, propagée par le gouvernement, les éditorialistes, les commentateurs et les politiques qui ne viennent plus sur place, mais qui s’informent uniquement par l’intermédiaire des chaînes infos. 

Nous sommes les manifestant.e.s et nous avons surtout vu beaucoup de gens comme nous, des associations, des syndicats, des citoyen.ne.s défilant calmement pour défendre des valeurs que nous pensions jusqu’ici « républicaines » : l’Etat de droits, la liberté de s’exprimer et de se déplacer, le refus du contrôle global des individus et des territoires. 

Nous manifestons parce que nous sommes révolté.e.s par les bavures et les violences policières qui ne cessent d’augmenter depuis qu’on parle de « karcheriser » la population. 

Nous manifestons parce que nous sommes solidaires de l’ONU qui condamne la France pour son usage disproportionné de la force par la police et qui demande une révision en profondeur de la loi sur la sécurité globale jugée incompatible avec le droit international.

Nous manifestons parce que nous ne nous reconnaissons plus dans la plupart des instances de représentations des citoyen.ne.s. Nous ne pouvons que constater l’absence d’un certain nombre de partis politiques et d’élu.e.s lors de ces manifestations. A l’heure où l’on porte en étendard les valeurs républicaines, où est passée l’union pour la défense des libertés et du droit à manifester ? 

Ce samedi 5 décembre nous avons tenté de nous exprimer en manifestant et avons été traité.e.s comme des délinquant.e.s par la police, par les medias, et in fine par les politiques. Nous ne pouvons nous résoudre à nous taire, à accepter l’intimidation par la force et par la démagogie. Le débat public oppose black bloc et police : nous ne pouvons accepter la nature stérile et biaisée de cette opposition qui ne vise qu’à nous faire taire. Quand une élue de la République, affirme que la plupart des manifestant.e.s sont venus pour casser, qui répand les fake news ? Qui est populiste ? C’est ce genre de propos qui, dans nos relations sociales (famille, amis, association de parents d’élèves, etc.) nous désigne comme des hors la loi, alors que nous sommes simplement opposé.e.s à une loi liberticide. Vers quel régime peut mener une sécurité globale si ce n’est vers un régime total ? Devons-nous déjà intérioriser des comportements qui anticipent un régime d’extrême droite, une orbanisation de la France ? 

C’est pourquoi nous voulons appeler à d’autres modes de manifestation. Pour en finir et déjouer les stratégies de maintien de l’ordre en manifestation (encerclement, nasses, enfumage, gazage) dont nous sommes victimes.

Nous sommes des personnes à divers niveaux d’engagement politique, pour la majorité entre 40 et 60 ans, certains sont artistes, cinéastes, mais il y a aussi des écrivains, des chercheurs et d’autres professions liées à l’informatique ou au droit. Une question va revenir plusieurs fois : alors que les articles 20 à 24 de la loi sécurité globale placent l’image au cœur du débat, y a-t-il une position à tenir en faisant des films ?  Les avis sont partagés, mais il est à noter que toutes les personnes du groupe liées aux métiers du cinéma penchent pour un autre mode d’action :  l’image fixe, le son, les affiches ou le texte sont envisagés. Autant de moyens qui permettront peut-être de sortir du jeu de surenchère d’images entre manifestants et policiers, de s’émanciper de la  guerre des images qui s’est mise en place en réaction à l’article 24 de la loi sécurité globale. Une grammaire qui ne semble pas en mesure de rendre compte de ce qui se joue dans l’épreuve de la manifestation. Tout le monde a aujourd’hui la capacité de filmer, et la caméra acquiert certes une forme de résistance politique immédiate quand elle est l’outil d’urgence pour témoigner d’une violence ou d’une bavure policière. Mais le mode de circulation de ces images, tant sur les réseaux sociaux que dans les médias interroge leur faculté à révéler quoi que ce soit de la situation. Par ailleurs, nous souhaitons nous mobiliser en tant que citoyen.nes avant tout, sachant que ces questions d’images sont à insérer dans des processus plus vastes  de remise en cause des libertés démocratiques.  

Qui sommes-nous ?  Cela fait également débat. Nous avons besoin d’affirmer un nous, mais nous sommes savons que ce « nous » interroge. Mêmes si nos parcours de vie sont variés, nous ne sommes qu’une seule classe d’âge et un seul milieu social représenté. Les violences policières qui sont le point de départ de notre mobilisation ne datent pas de la mobilisation contre la loi dite « sécurité globale » et nous sommes conscient.e.s que notre réaction est d’autant plus vive que notre classe sociale est désormais atteinte par cette violence. Comment rejoindre avec justesse et efficacité un combat déjà engagé par d’autres générations, d’autres groupes et d’autres milieux sociaux ? Nous convions des gens plus jeunes à nous rejoindre, une liste de slogans émerge que nous nous proposons de mettre en page de manière très simple. Nous déposons nos affiches au format A4 sur des comptes instagram et facebook, les concevant comme des kits de mise en page à  compléter et à imprimer chez soi. 

Une fois placées dans la rue, les affiches sont photographiées en situation et circulent sur les réseaux sociaux, jouant de la complémentarité entre la rue et la sphère numérique.  Comme l’explique très bien Noé Wagener dans le film Sécurité globale, de quel droit ? de Karine Parrot et Stéphane Elmadjian, la loi sécurité globale met en place une augmentation de la surveillance et vise un quadrillage de l’espace public et la confiscation de ses usages collectifs. Ainsi, cette première proposition d’affichage de notre collectif que nous avons choisi d’appeler « comité sousveillances » vise, avant tout, sous couvert d’anonymat, à  veiller à la liberté de se déplacer librement, de s’exprimer dans l’espace public et de le rétablir comme chose commune. 

Impressions de gouttes d’eau dans l’immensité d’une ville quadrillée et hostile, voire même réfractaire.

Gilles Deleuze dans Pourparlers, envisage des formes de résistance à la société de contrôle et propose de se démarquer de la communication : « L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle ». Ainsi, nous sélectionnons un certain nombre d’images, à exposer sur les murs de la ville, à l’heure où tous les musées sont fermés : des images qui nous regardent, qui convoquent nos imaginaires et qui soulignent cet état qui est souvent le nôtre cette année où plus d’un matin, nous nous réveillons en nous demandant si nous ne sommes pas en train de rêver, si nous n’avons pas subtilement basculé dans la dystopie du livre lu ou du film vu la veille avant de nous endormir.  

Sur les violences policières, de nombreuses initiatives ont déjà été menées, notamment à partir des bavures qui ont été commises en banlieue : « Désarmons-les » (collectif contre les violences d’Etat depuis 2016), « Urgence Violences Policières » (application qui a pour but la surveillance citoyenne de la police. Les images font office de preuve et sont conservées sur un serveur – à l’origine de cette appli : l’Observatoire national des pratiques et des violences policières qui regroupe plusieurs familles de victimes). Nous souhaitons nous appuyer sur ces initiatives citoyennes antérieures, tout en faisant le lien avec les nouvelles stratégies d’invisibilisation proposées par la loi «sécurité globale » : nous reprenons les recensions des personnes tuées par la police, les noms, les dates, les lieux et les circonstances ainsi que les visages qui veillent malgré les floutages, les débats sur l’image, l’absence ou la surprésence des caméras. Pour la manifestation du 30  janvier 2021 place de la République  et pour le défilé du  20 mars (alors que la loi vient d’être validée par le Sénat), deux modes d’affichage en forme de monument sont expérimentés : un monument pour le défilé statique, encore une fois, imposé par la préfecture. Le 21 mars, des cordes et des pinces à linge à l’endroit où les CRS positionnent leur nasse. Dazibao d’aujourd’hui. Lectures dans la rue.

De nombreux gestes de sousveillance restent à accomplir et surtout à inventer. La loi a été adoptée et nul n’est dupe de son nouveau nom : « loi pour une sécurité globale préservant les libertés». En 2000, Steve Mann, un ingénieur canadien parle de « sousveillance » pour décrire la veille que le citoyen peut opposer à la surveillance organisée par les autorités, qu’il s’agisse de l’Etat ou des grandes entreprises néo-libérales vouées à ces types de technologies. 

La sousveillance peut valoir pour les dispositifs technologiques des images tout comme pour les dispositifs législatifs dont la technicité nous dépossède de notre faculté de citoyen à participer pleinement au débat démocratique. Si la loi permet aux forces de l’ordre de consulter les images des caméras embarqués dans les moyens de transport et des caméras statiques dans les abri bus ou devant les établissements bancaires, alors l’ensemble de ces sources visuelles, collectées et recoupées, pourra donner lieu à la reconstitution panoptique et globale de l’espace public. 

Ainsi, le geste de sousveillance auquel, tant comme citoyen que comme cinéaste, nous souhaitons prétendre est cette capacité à rendre manifeste la nature des dispositifs d’image mis en œuvre. Nous aimerions faire prendre conscience, avant même d’en filmer les conséquences dans la réalité, la manière dont les dispositifs d’image ont tendance aujourd’hui à nous déposséder de notre statut de citoyen. Notre rôle ne serait-il pas de surveiller la surveillance ?  Des cinéastes comme Harun Farocki, que l’on pense à Œil/Machine ou à I thought I was seeing convicts, nous donnent  aussi l’impulsion de ce type de geste. Farocki procède, par le montage « d’images-opératoires » (ou produites par des machines automatisées), à une profanation des dispositifs techniques et à leur restitution à l’usage des spectateurs devenus actifs. Si un geste de cinéma peut avoir lieu, consiste-t-il nécessairement en la fabrication ou au montage d’images en mouvement captées par des humains ? Ne peut-il aussi être une forme de révélation des espaces de contrôle, une manière de tendre un miroir-piège à la méduse contemporaine du contrôle ?  

Au moment d’organiser le collage de nos premières affiches, nous avons pris connaissance des cartes qui signalent les emplacements des caméras de surveillance à Paris, cette information étant légalement obligatoire. Et c’est alors que nous sommes tombés sur cette carte qu’il est bon de connaître pour savoir qu’elle est impossible à déjouer : de loin, Paris n’est plus qu’un œil ; en zoomant, on y découvre mille yeux. Que voient-ils ?  Un prochain « monument » à concevoir ?