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Qu’appelle-t-on «Violences policières»

Par Geoffroy de Lagasnerie

Lorsque nous voulons penser le monde et le mettre en question, nous recourons nécessairement à des catégories préalablement constituées. C’est la raison pour laquelle nous devons être très vigilants. Nous devons veiller à ce que le langage ne nous trahisse pas, veiller à ne pas ratifier les modes de fonctionnement du pouvoir au moment même où nous croyons les prendre pour objets et les déstabiliser. Dans ce cadre, il me semble nécessaire de se méfier du terme « violences policières ». C’est un terme ambigu qu’il faut utiliser avec beaucoup de prudence. L’usage de ce terme présente en effet un défaut majeur. Il consiste à appliquer le terme « violences » aux comportements des forces de l’ordre uniquement lorsque ces comportements semblent échapper à la procédure normale ou pour désigner des moments où la brutalité est particulièrement choquante. La catégorie « violences policières » suppose implicitement de ne pas définir comme violent ce qui est légal, ce qui est normal, ce qui est institué : le contrôle d’identité, l’arrestation, la séquestration, la mise en détention, le menottage. Toutes ces actions sont par définition violentes. Mais on ne les appelle pas « violences policières » et on ne les dénonce pas comme telles parce qu’elles sont légales, ordinaires, parce qu’elles sont inscrites dans les procédures, parce que nous y sommes habitués. Par exemple, si Théo à Aulnay-sous-Bois n’avait pas été mutilé par l’introduction d’une matraque télescopique dans l’anus, nous n’aurions pas parlé de « violences policières » pour désigner la scène de son contrôle et de sa fouille alors que celle-ci est violente dans son ensemble. Nous ne parlons pas non plus de « violences policières » ou de brutalité lorsque, à 6 heures du matin, des policiers surgissent chez quelqu’un, défoncent sa porte, le sortent nu de son lit, le braquent, le menottent avant de fouiller son appartement, parce que ces scènes font partie de l’ordre légal, normal.

Si elle prétend désigner un type spécifique d’actions et de comportements des forces de l’ordre, la catégorie « violences policières » est problématique parce que les pratiques des forces de l’ordre sont violentes par essence. Les procédures policières reposent sur l’exercice de la contrainte et donc de la violence et il n’y a pas de raison de n’appeler violent que ce qui semble se situer hors procédure. En toute logique, on devrait dire aussi bien qu’il n’y a pas de « violences policières » — puisque qui dit police dit violence — ou alors qu’il n’y a que des violences policières. Le risque du terme « violences policières » est de nous conduire à oublier que ce n’est pas parce qu’une action est légale qu’elle n’est pas violente…

Néanmoins, cette critique de l’usage de la catégorie « violences policières » ne me conduit pas à nier que se joue quelque chose de crucial dans ces moments que nous nommons « violences policières ». Nous pourrions dire que les actions de la police se répartissent entre celles qui sont violentes et ne sont pas codées comme telles et celles qui sont violentes et sont codées comme telles. Ce sont ces dernières que nous appelons « violences policières ». Tout est violent dans la police, mais nous n’appelons pas tout ni ne percevons tout comme violent. Nous appelons « violent » ce qui sort du cadre, ce qui nous semble illégal, irrégulier. C’est la raison pour laquelle je pense que nous pourrions interpréter les moments que nous appelons de « violences policières » comme des épisodes où il existe, en fait, un conflit entre les cadres qui structurent notre perception de l’activité normale de la police et les cadres que la police voudrait donner à son activité normale. C’est un moment crucial où la police essaie d’étendre la définition de sa norme. La police tente un coup. Ce que nous percevons comme « la violence policière », ce sont ces moments où il existe un écart entre notre perception de l’activité policière acceptable et une nouvelle norme de l’activité policière que la police essaie elle-même d’instaurer. Nous appelons violents les actes policiers « litigieux », dont la police essaie de fonder la légalité mais que nous n’avons pas encore, nous, admis comme légaux.

Si cette interprétation est exacte, les scènes qui nous apparaissent comme de « violences policières » sont le contraire de dérapages. Ce sont des moments où se manifeste l’essence de la police. La police est en effet dotée d’une caractéristique essentielle qui rend cette autorité si problématique dans un État de droit : elle occupe une position telle qu’elle peut interpréter, donner du sens, resignifier les règlements censés encadrer son activité. Elle peut sans cesse, comme le dit Walter Benjamin’, « étendre elle-même le domaine de ses fins »: « L’ignominie de la police tient à l’absence de toute séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le conserve. » Les termes censés encadrer les pratiques de la police et ses modes d’intervention, comme « proportionnée », « strictement nécessaire », « susceptible d’avoir commis un délit », « aux abords immédiats », « menace », « indice », sont suffisamment (et volontairement) flous pour donner à la police le droit de les interpréter en situation comme elle le veut (1). La police est cette administration qui détient le monopole de la violence interprétative. Elle redéfinit sans cesse les normes de son action, elle s’autorise elle-même un certain nombre d’actions et accroît ainsi son emprise sur nos vies. Si l’activité de création autonome de normes caractérise la singularité de la police dans nos sociétés politiques, alors on peut dire que la « violence policière » est un moment où se manifeste l’essence de cette entité. La violence policière, c’est lorsque la police est en train d’essayer d’étendre l’espace de ce qu’elle est autorisée à faire, lorsqu’elle travaille à augmenter son autorité. C’est un moment de conquête quasi physique, géographique. Il s’agit d’acquérir du pouvoir sur les corps. Il s’agit pour les policiers ou les gendarmes d’essayer de repousser la définition de ce qui est possible pour eux. Ils sont en train de créer une nouvelle légalité, de donner un contenu nouveau aux règles de leur action que nous n’avons pas encore intériorisé. Et le fait que les juges ratifient quasi systématiquement leurs actions et leurs décisions montre que, en effet, un certain pouvoir législatif est accordé à la police dans nos sociétés. Ce que nous désignons comme « violence policière » est un moment de création de droit par la police. Le caractère si choquant de telles scènes vient alors du fait qu’elles nous font éprouver physiquement la nature d’un pouvoir autoritaire et nous font découvrir l’État policier qui vit dans tout État de droit.

La critique de la violence policière est sans fin. Il ne s’agit pas de mettre en question l’usage « excessif » de la force, mais de repousser toujours plus loin le seuil de l’acceptable. Plus on critique les violences policières, plus on repousse les normes de ce que l’on accepte, plus des comportements qui nous apparaissaient comme normaux nous apparaîtront comme violents. Si les violences policières ne sont pas des déviations mais des manifestations de la nature de la police normale, vouloir en finir avec les violences policières, c’est interroger l’idée de police. C’est-à-dire le fait de recourir à des moyens violents pour garantir l’application d’un ordre juridique.

Extrait de Le Combat Adama, par Geoffroy de Lagasnerie et Assia Traoré, Stock, 2019, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Geoffroy de Lagasnerie est sociologue et philosophe. Il est professeur à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy.