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Notre image… mais quelle image ?

Par Fatma Chérif

Dans certains pays arabes comme la Tunisie, « la révolution » a chassé la dictature et a en quelque sorte libéré l’image. Instinctivement, de nombreux réalisateurs et réalisatrices ont pris leurs caméras et ont essayé de filmer tout ce qui se présentait à eux. L’idée était de garder des traces de ce qui était en train de se passer comme des preuves de ces moments historiques.

Certains se disaient même : « C’est fini, plus personne ne fabriquera des images pour nous, nous pouvons le faire par nous-même ! » Ce geste de tout filmer sans même réfléchir était une nécessité. Filmer, filmer et encore filmer. Pour la première fois on pouvait se raconter et raconter notre histoire. C’est une façon de prendre en charge une histoire jusque-là confisquée. En Tunisie par exemple : une colonisation et deux dictatures se sont succédé. L’histoire a jusque-là été pendant ces trois périodes un outil essentiel pour la construction d’une mémoire collective et l’image l’un de ses principaux supports, son bras armé en quelque sorte.

Aujourd’hui, dans les pays arabes, la mémoire collective est éclatée. Elle a surtout été manipulée. Selon son idéologie, et à chacune des périodes clé (la colonisation puis la dictature), les autorités ont voulu imposer une Histoire et une seule pour la construction d’une mémoire collective. Cela a eu un effet inévitable sur notre représentation de nous-même. Nous nous représentions avec les images transmises par le colonisateur puis celles transmises et élaborées par la dictature. Notre rapport à soi, notre rapport à notre image ont commencé à changer le jour où les réalisateurs ont pris leurs caméras pour proposer d’autres images que celles officielles ou coloniales.

La programmation dans les festivals de cinéma n’échappe pas à ce processus, elle se fait essentiellement au nord. Il y a une sorte d’hégémonie du regard qui est en place. Les images quelles qu’elles soient, viennent essentiellement des États-Unis et de l’Europe. Le choix de ces images, même celles qui proviennent de nos pays, est fait au Nord. Il n’y a qu’à voir le profil des programmateurs de festivals comme Cannes, Berlin, Venise, Locarno, etc…

Comme la colonisation puis la dictature, la programmation des festivals du nord nous a assigné à une image, elle nous a enfermé dans des représentations. Avec le temps, nous avons fini par croire en ces représentations, pire encore nous avons poussé le vice jusqu’à les reproduire nous-même afin de les offrir aux festivals et au monde. Nous avons fini par intérioriser des images que les autres ont projetées sur nous. Des images exotiques ou orientalistes issues de la colonisation mais pas que. Des images négatives aussi, celles du bon sauvage à civiliser, celle de l’indigène paresseux et incapable. Puis des images créées par la dictature et sa propagande, celles de pays où tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ces images de nous circulent et leur provenance est souvent la même, certes nous les produisons parce que nous les avons intériorisées mais les programmateurs, ces passeurs d’images viennent souvent du même lieu, de la même culture, de la même société. Ils sont devenus les responsables de notre représentation à travers le monde. C’est l’uniformisation des choix qui est en jeu ici. Nous devons en sortir pour que différents regards puissent exister, coexister même. Cette uniformisation nous assigne à des sujets et à des thèmes précis. La question de la femme et la problématique du terrorisme pour faire simple. Notre cinéma – je parle du cinéma Arabe – même s’il sort de ces deux thématiques, reste enfermé dans le message. Le critique tunisien Ikbal Zalila a bien résumé la problématique dans sa formule : « à vous l’art, à nous le message ! ». Ici aussi nous avons fini par nous pervertir, nous avons fini par intérioriser. Afin d’exister dans le marché, afin d’avoir une reconnaissance internationale nous étions prêts à tout. Nous étions prêts à servir ce qu’on attendait de nous.
Prenons l’exemple de Youssef Chahine, il commence sa carrière avec Gare Centrale et la clôt avec Le Destin. Quand l’image des différents films de Chahine défile dans ma tête, je vois à quel point il s’est orientalisé et à quel point il a fini par servir ce qu’on attendait de lui. Il passe de cette image âpre du film social en noir et blanc qu’est Gare Centrale à l’orientalisme mièvre doublé de l’image négative de l’arabe rétrograde.

Parfois les images ne circulent même pas. Programmer c’est aussi ne pas programmer, ignorer en somme. Quand la Cinémathèque organise un festival qui s’intitule « Toute la mémoire du monde », on se réjouit à l’idée de voir des films restaurés de l’Histoire du cinéma mondial. Seul bémol, tous ces films proviennent des États-Unis et d’Europe. On nous rétorquera peut-être que ce sont ces pays-là qui restaurent leurs films. Mais pourquoi l’appeler « Toute la mémoire du monde » dans ce cas ?
Il en est de même quand on découvre les classements auxquels s’adonnent certains critiques de cinéma afin de noter « les 100 meilleurs films à voir dans une vie », on y trouvera rarement si ce n’est jamais de films arabes par exemple.

Le cinéma n’échappe pas au rapport déséquilibré entre les puissances occidentales et le reste du monde. Il y a certes des exceptions et certains films sélectionnés dans les festivals échappent à tout cela. Ce sont ces exceptions qui nous incitent à réfléchir les choses autrement, essayer de faire un pas de côté afin « de donner à penser la modification du rapport à soi à travers l’image » pour citer Walter Benjamin.

Fatma Chérif est réalisatrice et directrice de la photographie et elle dirige le festival Gabès Cinéma Fen en Tunisie depuis 2019. Elle apporte ici une première réponse à la question « D’où programme-t-on ? », qui sera le thème de l’un des Feedback pro de ParisDOC cette année, durant lequel des responsables de festival de différents pays rendront compte de ce qui les guide dans le choix des films – poids des questions intimes, esthétiques, culturelles, géographiques ou politiques.