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Cahiers du Réel #3 - La loi sécurité globale et nous

Insécurité globale

Par Pierre Bergounioux

On se souvient que Molière, prêtant à Tartuffe des propos scandaleux, croit devoir s’en démarquer et mentionner, entre parenthèses : (« C’est un scélérat qui parle »).

Ici, c’est un vieux monsieur, qui ne peut pas ne pas se rappeler le temps où la lutte des classes se donnait encore pour telle avec, d’un côté, les travailleurs, de l’autre, le grand capital quand, depuis trente ans, elle s’est comme noyée dans le fade bouillon citoyen.

Les choses existent deux fois, par elles-mêmes et dans les cerveaux.

La réaction l’a emporté. Le bloc socialiste s’est désintégré. Les partis communistes européens l’ont suivi dans sa ruine. Les forces de libération nationale ont amorcé leur dérive confessionnelle. Les trois composantes du courant progressiste qui avait imprimé sa dynamique à l’histoire récente ont cédé la place à on ne sait trop quoi d’erratique et d’informe dont a témoigné, à sa manière, en France, le mouvement des gilets jaunes, sans cohésion ni projet gouvernemental, sans philosophie ni porte-parole, sans débouché.

Ce n’est pas parce qu’une chose s’est absentée de la conscience qu’elle a perdu son existence. Rien n’a fondamentalement changé dans la distribution. L’exploitation du travail continue de nourrir les profits. J’ai encore dans l’oreille un mot judicieux de Roseline Bachelot : « Le foot, ça fait oublier la lutte des classes ».

Le terme de citoyen, s’il me gêne, c’est pour me conférer une identité abstraite, juridique quand l’adolescent que je fus a été avisé que c’est de la place que nous occupons dans les rapports de production que nous la tirons et le vieux monsieur qu’il est devenu n’a pas oublié.

De ce que l’égalité réelle n’a pas ratifié celle, formelle, décrétée par nos aïeux le 26 août 1789, notre société reste déchirée par les conflits d’intérêt, de classes, qui sont l’histoire même et la question de l’ordre public est toujours à l’ordre du jour.

Le projet de loi sur la sécurité globale témoigne de la confusion où nous sommes tombés. A nous regarder tous comme des citoyens, nous nous tenons pour justiciables des mêmes procédés que nous aurions pour nos semblables quand, sous la même appellation irénique, continuent d’être affrontés exploiteurs et exploités, riches et pauvres, dominants et dominés.

L’Etat est cet organe qui monopolise l’usage de la violence physique légitime. L’histoire du mouvement ouvrier s’apparente à un martyrologe, des journées de juin 1848 au massacre de Charonne (1962) en passant par la Commune de Paris, la fusillade de Fourmies, le geste magnifique, aussi, du dix-septième de ligne qui  refusa de tirer sur les vignerons du Midi.

Par l’effet de la civilisation des moeurs, de l’abaissement des seuils de sensibilité, la répression brutale qui était de mise depuis les premières sociétés historiques l’a cédé, peu à peu, à des formes de domination douce, à forte composante symbolique. On ne verra plus, en principe, le pavé ensanglanté, jonché de morts, le mur des Fédérés, au Père La Chaise, une nouvelle fois grêlé des balles des Versaillais.

Donc, on s’élève contre les violences policières, qui sont d’essence et demandent, pour s’exercer, à être protégées des témoignages  que procure aux citoyens leur nouvel équipement technologique.

Si l’article 24 du projet de loi est repoussé par le Parlement, les forces de l’ordre auront à ménager leurs gestes ou à dissimuler. La question reste entière des rapports sociaux à instaurer pour que nul ne soit plus tenu de descendre dans la rue afin de  faire valoir ses droits, au risque d’être gazé, matraqué, énucléé et de passer la nuit en garde à vue après une fatigante journée.

Pierre Bergounioux est un écrivain français, né en 1949.