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Démontage d’un montage

Par Alexandra Mélot et Guillaume Massart
La liberté

Dans la plaine orientale Corse, Casabianda est un centre de détention très singulier, au sein d’un vaste domaine agricole. Cette prison qu’on dit « ouverte » n’a rien à voir avec les prisons habituelles : à la place des barreaux, des murailles ou des miradors, les arbres, le ciel et la mer… Au fil des saisons, une année durant, Guillaume Massart s’y est rendu afin de comprendre ce que change cette incarcération au grand air. Sous les frondaisons ou sur la plage, la parole des détenus, d’ordinaire passée sous silence, se libère petit à petit…

1. ALEXANDRA MÉLOT, MONTEUSE

Le montage de La Liberté s’est construit en résidence à Périphérie durant sept mois, répartis sur près de deux ans.

Guillaume m’avait contactée après avoir été très marqué par les longs plans-séquences de L’Exil et le Royaume de Jonathan Le Fourn et Andreï Schtakleff, un film qui osait construire une forme de monde commun cinématographique dans les espaces labyrinthiques de Calais. Ayant monté lui-même la plupart de ses films, Guillaume n’avait jusque-là jamais travaillé avec quelqu’un au montage : j’étais en quelque sorte garante de cette première fois.

Après chaque tournage de quinze jours que Guillaume et son équipe passaient dans la prison ouverte de Casabianda, nous dérushions ensemble, deux semaines durant, à Montreuil. Ce visionnage permettait à Guillaume de prendre du recul sur ses choix et d’interroger sa présence dans ses dialogues entrepris avec les détenus. Il lui fallait trouver le juste équilibre entre son rôle d’opérateur image et celui de témoin actif, filmeur à la première personne, dont la voix off prononcée en direct faisait le commentaire permanent de ce qui se déroulait sous ses yeux.

Je tenais ce rôle privilégié de première spectatrice et j’en usais sans retenue, commentant abondamment les propos de Guillaume, particulièrement loquace dans ses entretiens, du moins dans les deux premières saisons du tournage…

Nous avons beaucoup ri, probablement parce que ce que nous voyions était empreint d’un drame si profond, que nous avions la nécessité absolue de nous échapper par l’humour et par la joie.

Il est arrivé que Guillaume relate aux détenus les réflexions qui avaient pu être les miennes en découvrant les rushes. Ils prenaient alors conscience de l’étrange travail d’analyse qui était fait en parallèle et s’adressaient parfois ensuite directement à moi, à travers la caméra, pour me répondre ou m’envoyer un message amical. J’étais une présence féminine virtuelle dans ce monde éminemment masculin. Ceci a duré toute une année. 130 heures de rushes furent enregistrées. Au fil des saisons, Guillaume et moi avons dû apprendre à collaborer.

Deux événements majeurs ont particulièrement remis en question notre organisation. Après trois sessions de tournage et de dérushage saisonnier, Guillaume quittait Paris pour emménager sur l’Île d’Oléron ; de mon côté, je mettais au monde mon second enfant… Nos vies étaient soudain devenues très différentes.   Nous avions tenté d’anticiper au mieux ces changements. Nous avons dû repenser notre dispositif de travail en clonant les disques durs, afin que Guillaume dispose des mêmes éléments synchronisés sur sa propre machine. Ce fut le début d’aller-retour précis et réguliers.

Nous montions à distance et à tour de rôle les séquences que nous nous étions distribuées, menant un dialogue presqu’ininterrompu sur ce que nous traversions. Les séquences étaient d’abord conçues par l’un, puis remaniées par l’autre, jusqu’à ce qu’advienne une forme commune. Puis, Guillaume revenait toutes les deux semaines à Périphérie. Nous ne devions pas perdre cette indispensable relation de discussion en face-à-face, afin d’élaborer ensemble les hypothèses dramaturgiques sur la structure du film à venir. La distance est alors devenue notre alliée. Après avoir passé beaucoup de temps côte-à-côte, nous pouvions profiter de cette solitude imposée pour expérimenter nos intuitions personnelles.

La solitude au montage est une donnée essentielle souvent autant pour le réalisateur que pour moi ; elle se passe d’explications, de mots, de justification, le travail se déploie très primitivement, sans filtre.

Ainsi avons-nous passé plusieurs mois dans des affres d’une matière très abondante et en évolution constante. Au fil du tournage, les dialogues de Guillaume avec les personnes détenues étaient en effet devenus de plus en plus nuancés et aigus. Les séquences étaient d’une durée si démesurée et d’un contenu si bouleversant, que nous n’arrivions  pas à les maîtriser. Elles nous opposaient une résistance. Nous n’arrivions pas à savoir précisément ce qui s’y jouait. Il y avait comme un mystère, comme si les détenus tentaient confusément de nous dire quelque chose d’important, mais que nous n’avions pas les codes nécessaires pour le comprendre.

J’ai longtemps eu la sensation indistincte que chacun de ces prisonniers s’adressait à moi, personnellement, à travers l’image. Lorsqu’ils conversaient avec Guillaume, qui tenait sa caméra à l’épaule, leur regard se dirigeait légèrement hors-cadre, en direction de son visage. Mais il leur arrivait de glisser des regards-caméra explicites, souvent lorsqu’ils abordaient les questions du jugement de leurs actes par la société et de tout ce qui relevait du hors-champ de la prison — comme si cette caméra représentait une fenêtre muette sur le monde civil, invisible et scrutateur. J’étais en quelque sorte, durant cette période, cet extérieur-là.

J’avais été leur première spectatrice et ce dialogue secret continuait, transmis sans fin par les images, pour nous permettre d’accéder progressivement à un sens, qui nous serait peut-être révélé au cours du travail de montage.

Ils parlaient de désir, d’amour et de paternité… Nous ne pouvions les entendre car de nombreux freins verrouillaient les différents accès à notre écoute. Nous avions peur, tout simplement.

Ces hommes, enfermés dans leurs peines, avaient offert à Guillaume leur visage découvert et une parole presque sans limite. Cette confiance sans mesure nous mettait face à une difficulté tout aussi immense : comment atteindre le degré de lâcher-prise nécessaire au montage, sans les trahir — et sans nous trahir ?

Il a fallu casser ces verrous et dépasser notre propre autocensure avec les moyens que nous avions à disposition.   Notre sésame nous fut donné par l’ultime séquence du film, où Michaël marche dans les bois et nous révèle l’expérience mystique qui lui est advenue au cours de son introspection. Nous avons revu et repensé toute la matière du film à l’aune de cette troublante séquence, dont nous n’avons saisi l’importance que sur le tard. Il a fallu que le temps nécessaire se soit écoulé, pour que nous en comprenions la véritable portée.

« (…) accouplé à la peur / comme le Dieu à l’odieux / le cou engendre le couteau / et le Coupeur de têtes / suspendu entre la tête et le corps / comme le crime / entre le cri et la rime (…) »
À gorge dénouée , Ghérasim Luca.

2. GUILLAUME MASSART, RÉALISATEUR

À la fin des 5h30 de la première version du montage, pourtant, nous ne suivions pas Mickaël. C’est Joël, qui m’emmenait dans les bois.

Hormis sa veste en jean, Joël était habillé tout en blanc : pantalon blanc, t-shirt blanc, bob blanc rabattu sur les yeux blancs ; et, sur le ciel blanc, les hirondelles traçaient des stries folles, blanches et noires, entre les trois bâtiments beige sale de la détention.

C’était le printemps, la fin de la quatrième et dernière session de tournage. Les chaleurs épouvantables de l’été corse allaient bientôt survenir. Au printemps, l’air était bien plus respirable. Le soleil était déjà blanc comme l’os, mais on pouvait rabattre la visière d’un bob sur les yeux pour se protéger de sa lumière — et même porter une veste en jean sans subir la fournaise, surtout s’il s’agissait d’aller marcher dans le petit bois ombragé.

Joël avait quelque chose à me montrer, mais il fallait qu’on aille dans le bois. Ç’avait été son anniversaire. Le mien aussi tombait ces jours-ci, lui confiais-je, et je me trouvais à nouveau dans ce drôle de rôle connivent que je m’étais confectionné au fil du tournage — une fois de plus, une fois dernière.

Je n’arrivais pas à voir ses pupilles. Il riait. Je riais avec lui et mes acolytes patients, Pierre Bompy et Simon Kansara, devaient me suggérer une fois encore de rire moins fort, parce qu’on se trouvait malgré tout dans la cour d’une prison et qu’il n’y avait sans doute pas en prison de quoi rire si fort. Dans le bois, il y avait un arbre qui flottait en l’air. On l’avait repéré au tournage, puis on l’avait repéré encore, avec Alexandra, pendant le dérushage. On s’était dit qu’il faudrait le filmer : un arbre flottant dans une prison ouverte, c’était immanquable.

Le tronc flottait en l’air, au-dessus d’un tas de sciure. Comme si un castor était venu s’y faire les dents et que l’arbre n’était jamais tombé. Sans attache à la terre, il planait comme par maléfice et personne pourtant ne semblait le craindre. La logique invoquait les termites et supposait que les frondaisons des arbres alentour retenaient l’arbre mourant, comme l’on soutient par les épaules l’ivrogne qui menace de chanceler. La logique n’avait rien à faire en prison.

Non loin de cet arbre sans souche, il y avait une souche sans arbre. Joël s’y est assis. Il a sorti de son sac un tube de métal ouvragé : une flûte traversière bricolée en cachette par un autre détenu, fermée à une extrémité par un bouchon de liège. On lui avait offert ça pour son anniversaire. Il voulait m’en offrir un morceau pour le mien ; et puis, aussi, pour la fin du film, pour dire adieu.

Les gens vous disent au revoir, au mieux — adieu, plus sûrement — à la fin d’un tournage. Eux ne vont pas passer des mois en votre compagnie dans une salle de montage. Ils vivent ce qu’ils vivent et ne font pas métier de revoir leur vie — et vous, que vivez-vous exactement ? Vous venez planter des horaires de travail au milieu d’une vie. Vous venez travailler une vie qui se vivrait aussi sans vous. Vous « rentrez », dites-vous, avec 130 heures de rushes. Où rentrez-vous ? C’est votre chez-vous, ces heures-là ?

Ça le devient. On s’y installe, on y habite. On les voit et les revoit. Elles deviennent familières. À tant les revoir, on les revit. On finit par croire que ceux qu’on revoit les revivent avec nous. On n’a pas idée du nombre de rencontres par procuration que font les monteurs. Revoir vingt fois, trente fois, cent fois : Joël assis sur sa souche, qui souffle dans son tube et grince des sons hurlés. Et qui parle de cette fois où, enfant, il aurait pu tuer son beau-père.

À la cent unième fois, il faut encore l’entendre comme si c’était la première. Il faut emprunter l’oreille du spectateur qui découvre. À chaque fois — je ne sais pas comment — on y parvient un peu. C’est-à-dire qu’on connaît très bien les mots que Joël va prononcer ; mais on est toujours surpris. Il y a cette ombre, cette inflexion de voix, ce noir de pupille enfin entraperçu sous le bob, ce petit mot sur lequel on se trompe encore, ce mouvement d’épaule… Puis Joël se lève. On ne va pas rester là.

Les chats nous suivent, on remonte les chemins. On va partout, nulle part — ce territoire, qu’on connaît si bien, avec Joël n’est jamais le même. On ne sait plus où on est. Tout en marchant, Joël fait hurler sa flûte ; c’est beau comme ça crisse, comme ça blesse, comme ça s’harmonise un temps et redevient couac l’instant d’après. Ses matous vont derrière lui en file indienne tandis qu’il joue sa musique et l’évidence est là, là, là, ça me revient de l’enfance : c’est le joueur de flûte de Hamelin qui conduit les rats à la noyade, je l’ai reconnu. Je le lui dis.

Ça le fait marrer. Il ne connaît plus l’histoire, alors je la lui raconte et, la lui racontant, m’en souviens à mon tour. La fin approche et je m’en souviens de mieux en mieux. Je vois très bien où je vais. Je vais dire à Joël, dans cette prison pleine des cauchemars d’enfants abusés, que le joueur de flûte est parti avec les enfants — et qu’il lui ressemble. Je vais tout lui dire. Tout ce que je n’osais pas durant cette année de tournage. Je vais lui dire tout ça en cette fin de tournage ; et puis on va se dire adieu. Je rentrerai avec 130 heures de rushes et je travaillerai ce bout de vie pour en restituer le récit à d’autres. Je lui dis. Joël rit. Il continue son chemin. Moi, j’en suis incapable. Je ne bouge plus. Je le filme toujours.

Joël marche vers le fond du cadre tandis que le soleil diminue, chassé par un nuage. Fondu au noir naturel — c’est ma pensée, à ce moment-là. En ces moment-là, vous pensez aussi à votre film. Vous avez votre film en tête. Vous vous dites que vous tenez une séquence. C’est comme si vous teniez votre poisson et qu’il n’y avait plus qu’à le ferrer pour le découper sur la table de montage. C’est dégueulasse, parce que Joël n’est pas un poisson. Vous n’allez tout de même pas le manger.  Joël marche vers le fond du cadre. Je n’ai pas refait le point. Il est devenu flou. Les chats ne l’ont pas suivi : ils sont restés avec moi, à mes pieds. Joël marche seul sur le chemin et, dans la première version du montage, au terme des colossales 5h30 de métrage qu’il durait alors, on voyait Joël marcher seul sur le chemin et le cinéma nous faisait imaginer derrière lui les fantômes des enfants d’Hamelin…

Longtemps, cette séquence fut à l’évidence la dernière du film qu’on s’inventait, Alexandra et moi, devant nos écrans d’ordinateur. On avait aussi une première séquence, tout aussi évidente. On avait une séquence centrale, pareillement évidente. Les trois ont disparu. Et puis, moi, j’imaginais que telle séquence était inamovible ; et Alexandra en doutait. Et puis, Alexandra était certaine que telle autre serait essentielle ; et moi, je ne voyais pas bien. Alors, chaque jour, on faisait un autre film. Chaque jour, quand on monte, on fait un autre film. À chaque fin de journée, vous n’avez peut-être pas démonté grand-chose de ce que vous aviez monté la veille, mais vous avez été seuls spectateurs d’un film neuf : le film du jour. Il était meilleur ou moins bon que celui d’hier. Demain, il vous paraîtra tout autre. Cette hypothèse — inachevée, pleine de trous, toujours singulière — aura vécu quelques heures.

Quand un film est fini, réalisateurs et monteurs se souviennent des séquences qui n’y étaient pas. C’est leur privilège. Des mois plus tard, en festival, à la revoyure, ils s’aperçoivent qu’un plan n’est pas là, dont ils auraient juré qu’il y était encore. Il y a une nostalgie, mais on ne sait jamais à qui appartient le souvenir d’un rush tombé — « une chute sur le sol de la salle de montage », dit-on parfois encore, en dérobant cette expression au monde de la pellicule, alors que l’immatérialité des plans disparus n’autorise désormais même plus le fétiche…

LA LIBERTÉ
Production : Triptyque Films & Films de Force Majeure
Distribution : Norte Distribution
Accueilli en résidence de montage par Périphérie – Montreuil
Sorti en salles le 20 Février 2019